Ombres du Nord

Des premiers romans de la Suédoise Annika Norlin et du Finlandais Quynh Tran émane un malaise social diffus. Leurs protagonistes ont du mal à se comporter comme l’attendent des sociétés en apparence normales. Pour exprimer cette inadéquation, les deux auteurs recourent à des moyens subtils : un déphasage presque impalpable, créé par une écriture tout en finesse dans Ombre et fraîcheur ; l’humour et la polyphonie dans La colonie, pour signifier les impasses qu’arpentent les personnages successifs.

Annika Norlin | La colonie. Trad. du suédois par Isabelle Chéreau. La Peuplade, 576 p., 24 €
Quynh Tran | Ombre et fraîcheur. Trad. du suédois par Françoise Sule. Le Castor Astral, 296 p., 22,50 €

Dans les deux livres, la forêt apparaît comme un refuge édénique, presque enchanté comme dans les contes. Mais sa protection se révèle illusoire, tant le trouble imbibe le tissu humain : où qu’ils aillent, les personnages le transportent avec eux.

Dans La colonie, un beau matin, le corps d’Emelie, journaliste, refuse de se lever. L’unique solution qu’elle trouve à son burn-out est de s’installer en forêt, comme on entre « en hibernation ». Depuis sa tente plantée sur une colline, elle observe sept personnes qui viennent pêcher dans le lac, griller des poissons, remercier la nature, danser avec « des saccades bien à eux », chanter sans paroles, se serrer les uns contre les autres et dormir tous ensemble sous « Grand-Sapin ». En contradiction avec leur comportement, leur allure reste banale, « un échantillon représentatif de passagers d’un bus ».

Une série de retours en arrière éclaire le passé de chaque membre de la « colonie », comme des fils qui conduisent tous au même point. Annika Norlin explore avec finesse comment chacun en est arrivé à ne pouvoir vivre comme tout le monde, usant de la drôlerie et de l’émotion pour circonscrire différentes formes d’angoisse. L’alternance entre les passages où Emelie scrute la bande, ceux centrés sur l’intériorité d’un personnage, et d’autres, collectifs, intitulés « La colonie », se fait très librement, exprimant à la fois la tension entre l’individu et le groupe et la difficulté à mener le récit linéaire d’une existence, tant celle-ci se ramifie en interactions qui donnent autant de points de vue.

Sara est si charismatique qu’il lui suffit d’ouvrir la bouche pour qu’on l’écoute, d’exister pour capter l’attention. Mais cela ne lui apporte pas le bonheur, elle craint que les autres la dévorent. Lorsque, tout juste majeure, elle se lance dans la libération des poulets d’un élevage industriel, elle est naturellement identifiée comme la meneuse et condamnée. En prison, elle rencontre Aagny, grande et forte, ni belle ni intelligente. Aagny avait « emménagé chez le plus moche et le plus pénible de tous les mecs de tout le Norbotten juste pour être certaine de ne pas être quittée ». Ça n’a pas marché, et Ove a fait une mauvaise chute dans l’escalier. Sara redoute les responsabilités dont les autres la chargent, Aagny n’arrive pas à éveiller leur intérêt. Toutes deux vont préférer vivre à l’écart.

Elles peuvent le faire dans la ferme d’Ersmo. Les autres personnages vont les y rejoindre, dont Sagne qui, violée dans un resto routier, accouchera de Låke. La mère n’arrive pas à s’attacher à l’enfant, elle se ferme dès qu’il l’approche, ce qui pousse les six adultes à se convaincre que « Låke, il aime bien être dans son coin ».

Annika Norlin, La colonie. Trad. du suédois par Isabelle Chéreau. La Peuplade, 576 p., 24 € Quynh Tran, Ombre et Fraîcheur.
« Dark Spruce Forest », Edvard Munch (1899) © CC0/WikiCommons

Le groupe de sept, voire de six plus un, vivant dans la forêt, est un motif du folklore. Qu’on pense aux nains de Blanche-Neige ou au Petit Poucet, et surtout au premier roman finnois, Les Sept Frères (1870) d’Aleksis Kivi, où les protagonistes fuient dans la forêt pour éviter la pression sociale du travail. Une autre écrivaine suédoise, Anneli Jordahl, a récemment proposé une réécriture de ce roman très influent : Les filles du chasseur d’ours (2022).

Dans La colonie, les six adultes et Låke constituent une contre-société autarcique et fusionnelle fondée sur la complémentarité : Sara dirige, Sagne possède l’érudition et le savoir scientifique, Aagny l’énergie et le dévouement, Ersmo l’habileté manuelle, Zakarya la bonne humeur et la force, József l’empathie jointe au désir de conciliation. Quant à Låke, il est vif et plus curieux que ses aînés, comme le Petit Poucet ou Eero, le plus jeune des Sept Frères.

La rencontre d’Emelie, qui pourrait potentiellement s’intégrer au groupe, met en lumière les limites de son fonctionnement, qui rappelle un peu celui d’une colonie de fourmis, où, autour de la reine Sara, l’individu se fond dans l’ensemble et éventuellement se sacrifie à lui. Annika Norlin expose avec délicatesse les frustrations que chacun peut ressentir si l’angoisse mène à un retrait complet de la société, et comment une communauté, même fondée sur la bienveillance, peut devenir à son tour étouffante. Comme tout bon roman de forêt, La colonie se termine avec un ours, Deus ex machina de ceux qui oublient que les failles, les déséquilibres laissent une part de jeu à l’existence.

Roman autobiographique, Ombre et fraîcheur est raconté selon le point de vue d’un enfant d’origine vietnamienne dans une petite ville de Finlande à majorité suédophone. On comprend qu’il ne soit pas évident pour lui de se situer, et le récit de Quynh Tran a quelque chose de flottant, son narrateur étant à la fois personnage et observateur presque extérieur aux événements qu’il décrit. Puisque, au début du livre, c’est un petit garçon qui parle, les personnages principaux sont sa mère, Má, et son grand frère, Hieu. L’action se limite au quotidien. Cet effet de concentration donne une grande acuité aux gestes, aux rares mots. Le romancier joue admirablement de l’implicite, ce qui crée à la fois un sentiment de légère étrangeté – qualité éminemment finlandaise – et de subtile élégance.

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Chez Má, on sent les efforts pour élever seule deux garçons, pour trouver sa place, y compris et surtout dans la communauté vietnamienne. La narration s’attarde sur l’odeur des vêtements de la mère qui a trouvé un travail dans une laverie, sur la chemise de Hieu, dont le bouton du haut fermé, alors que les autres restent ouverts, marque son entrée dans l’univers bizarre de l’adolescence. La gêne financière se dit par le refus de Má de partir en vacances en Italie. Les rapports asymétriques avec les natifs ressortent à travers la femme qui les a accueillis à leur arrivée : « Avec Gunnel, il y a toujours autre chose de sous-entendu ». La nostalgie sourd dans le succès qu’obtient la mère en louant des films asiatiques à la communauté vietnamienne : « Ils ne pouvaient pas s’en passer ».

Avec Hieu, le roman dit la difficulté à s’intégrer. Il n’a pas les codes. De la violence se dégage de son comportement avec ses petites amies, sans qu’on sache vraiment ce qui la provoque. Le grand frère reste opaque. Il existe par son corps, ses gestes, ses odeurs. Má non plus ne révèle pas grand-chose – le père n’est évoqué qu’en quelques mots, lâchés dans un moment de tension. Aussi le narrateur évolue-t-il dans un monde mystérieux qu’il doit décrypter. Par la raison – il aime étudier – mais surtout par les sensations – d’où naît la vocation de l’écriture : une rédaction à l’école le laisse « chahuté, agité par quelque chose d’inconnu, un appétit étrange qui avait surgi » – et l’imagination.

Celle-ci remplit le vide laissé par les week-ends où sa mère, ses amies et Hieu vont cueillir des baies pour les vendre : « J’étais trop petit pour rester dans la forêt, j’ai tout manqué : tout ce qu’ils ont entendu ». Le jeune garçon imagine ce qui s’y est passé la nuit, et surtout ce que Hieu a ressenti – parties signalées typographiquement par des marges plus larges. Ces passages, à moitié recomposés, à moitié inventés, dessinent une forêt onirique où l’opposition entre Vietnam et Finlande se résout momentanément. Tante Tei Tei, que Hieu voit cueillir des myrtilles toute la nuit – le récit abolissant cette fois la distance entre le roman autobiographique et le conte –, y a en effet aperçu un « léopard ». Dans le chapitre intitulé « Ombre et fraîcheur », le narrateur imagine Hieu dans la nuit sylvestre songeant au léopard, puis sortant du van où les autres dorment pour rejoindre tante Tei Tei et voyant « une forme allongée de la taille d’une moto – une sorte de félin avec des houppes au-dessus des oreilles – qui disparaît, paniquée, avec sa fourrure tachetée dans la végétation touffue ». Le nom du lynx n’est jamais dit. Dans la nuit, il peut être un « léopard », mot répété, qui harmonise ici et là-bas.

M. Tèo, dans une « harangue », distingue les Occidentaux, qui « aiment bien quand c’est léger et clair », des Vietnamiens, qui préfèrent « la profondeur et la pénombre ». Quynh Tran, par ce roman tout en nuances, illustre une véritable poétique de l’ombre, préférant les allusions, les impressions, les esquisses aux affirmations nettes en pleine lumière.

La colonie comme Ombre et fraîcheur montrent qu’on peut vivre dans l’ombre, sous les branches de la forêt, lieu alternatif à la société dominante, mais aussi combien il est difficile, voire impossible, de s’extraire de celle-ci. Elle rattrape d’ailleurs les sept personnages de La colonie sous forme de forêt cultivée, qui devient « laide », « factice ». Annika Norlin et Quynh Tran prouvent, s’il en était besoin, qu’il est possible d’écrire des romans subtils et forts avec des personnages lents, hésitants, qui restent dans l’ombre, en lisière, creusant plus qu’ils ne s’élèvent, plus profonds que clairs.