L’action du dernier roman d’Olga Tokarczuk, Prix Nobel de littérature 2018, se situe à Breslau (aujourd’hui Wroclaw), en Silésie, quelques années avant la Première Guerre mondiale. La très jeune Edna Elzner (le titre du roman correspond à ses initiales) explique un jour à sa mère qu’elle a vu un fantôme. Celle-ci organise alors des séances de spiritisme autour de sa fille.
Ces séances voient se rassembler une communauté hétéroclite, composée d’un fonctionnaire de la poste, Walter Frommer, de sa sœur Teresa (qui a eu le don comme Edna lorsqu’elle était plus jeune, mais ce don lui a été repris), du médecin de famille, un certain docteur Löwe, d’une madame Schatzmann en quête de nouvelles de son défunt mari, de son fils prénommé Artur, étudiant en médecine qui choisira Edna comme sujet de thèse, et du professeur Vögel, médecin très au courant des avancées de la psychanalyse.
Le roman, un peu comme les films en costume d’époque, semble se mettre au diapason de son sujet en suivant les règles romanesques classiques de l’époque qu’il décrit, qui sont en gros celles du roman psychologique. C’est-à-dire que, pour réaliser les conditions d’apparition de cette psychologie, et plus particulièrement de cette psychologie de groupe (puisqu’il ne s’agit pas seulement d’Edna mais d’une poignée de personnages et de leurs interactions autour et à travers Edna), il est nécessaire que la narration soit omnisciente et permette, par une alternance de chapitres, chacun d’entre eux ayant pour titre le nom du personnage sur lequel il se focalise, de balayer les consciences de tous les participants aux séances de spiritisme, d’explorer leurs rêves, leurs désirs et leurs réflexions.
La psychanalyse – le cas Edna incite le professeur Vögel à initier le jeune Artur à cette discipline – tente de se démarquer d’une part de la science médicale qui s’intéresse à la chimie du comportement et d’autre part de l’occultisme dont on connaît le succès au XIXe siècle (citons la société secrète The Hermetic Order of the Golden Dawn en Angleterre, ou le spiritisme d’Allan Kardec, ou encore la Société théosophique fondée à New York). Freud aurait demandé à Jung d’éviter de nager dans les eaux noires de l’occultisme. Lui-même considère l’occultisme comme un phénomène de compensation, le symptôme persistant d’une vieille croyance religieuse refoulée par la science. S’il a ce désir de faire de la psychanalyse une science, il s’intéresse à la télépathie et tente de l’expliquer d’une façon scientifique. Selon lui, le medium est en effet capable, à l’instar du psychanalyste, de déceler les désirs profonds à la fois cachés et révélés par les discours du patient.

Artur Schatzmann, curieux d’en apprendre plus sur la psychanalyse, interroge le professeur Vögel. Celui-ci lui indique qu’elle s’est occupée « de ce qui non seulement échappait à l’examen en laboratoire, mais qui lui faisait même obstacle ». « De quoi s’agit-il donc ? demande Artur. – Justement de quoi ? Le grand problème de la psychologie moderne, et des psychologues, c’est qu’au fond nous ignorons quel est son objet. » Alors, rétorque Artur : « Je devrais donc commencer par le commencement. C’est-à-dire par la littérature. »
Pour Olga Tokarczuk, le personnage d’Edna est une magnifique opportunité pour faire apercevoir à ses lecteurs le nœud proprement inanalysable qui est au centre de son roman, le topos incarné par Edna où se croisent le conscient et l’inconscient, le vivant et le mort, le visible et l’invisible. Le vrai et le faux, pourrait-on ajouter, car la question de la crédulité, sans trop dévoiler des épisodes étonnants du roman, se pose avec originalité. Finalement, ce nœud a ceci de puissant qu’il est un palimpseste où le vrai et le faux se superposent.
Si l’on peut tout voir, écouter chaque pensée, approcher l’intimité des différents personnages, il n’en reste pas moins, et c’est tout l’art d’Olga Tokarczuk de nous le suggérer, que quelque chose échappe à toute tentative d’énonciation, de symbolisation, d’interprétation. C’est le réel, c’est-à-dire l’impossible dirait Lacan. C’est ce qui reste réfractaire au récit. D’une certaine façon, ce réel, cet impossible, cet en-dehors du récit, c’est la femme, nous dit Olga Tokarczuk. Tous les personnages s’accordent à considérer comme fondamental le moment où Edna a ses règles pour la première fois et où instantanément elle perd le don, l’accès au « couloir de la Disparition » « Avant, [Edna] ne se rendait pas compte qu’elle marchait, qu’elle avait des jambes et quelque chose entre elles, un trou ouvert vers le sol, à l’opposé de la bouche. Elle était un tuyau sur deux jambes. »
Le vieux professeur Löwe, quant à lui, considère que le déplacement spontané des objets est lié, peut-être, à cette « énergie, encore inexplorée, qui aide [les femmes] à mûrir, à se transformer en femmes ». Walter Frommer déclare que « l’occultisme connaît de nombreux cas de jeunes filles médiums qui, parvenues à la puberté, ont perdu leur pouvoir. Je pense que cela est en rapport avec le changement de leurs préoccupations, avec… hum, l’érotisme, la perte d’innocence psychologique, et le faible enracinement de ce don dans leur psychisme, ce qui le rend éphémère ».
Ce savoir supposément scientifique sur la corrélation des règles et du don occulte (car l’occultisme a, comme la psychanalyse, des prétentions scientifiques) n’empêche pas Walter de succomber à une sorte de crise ou de décompensation. Lorsque la mère d’Edna lui indique que sa fille, dorénavant, est une femme, « Frommer comprit instantanément l’importance de ces paroles, prononcées presque dans un murmure. Il se rendit soudain compte que le mystère qu’il avait toujours voulu percer “était une femme”: sa mère “était une femme”, de même que sa sœur, Mme Blawatska et la mort. Sa solitude aussi “était une femme”, et sa peur lorsqu’il montait un escalier.” “Le monde entier,” se dit Walter, avant de trouver refuge chez Hegel et Descartes, “est une femme”. »
Ajoutons que le choix de Wroclaw, qui a décerné le titre de citoyen d’honneur à Olga Tokarczuk, n’est pas anodin. Le père de l’autrice, né en Galicie orientale, dont la ville principale est Lviv, fait partie de cette génération de Polonais déplacés à l’issue de la Seconde Guerre mondiale de la Galicie (cédée au pouvoir soviétique et à l’Ukraine) à la Silésie reprise à l’Allemagne. « Ici, a déclaré Olga Tokarczuk dans des interviews, les blessures de l’Histoire sont à peine cicatrisées ». Ville successivement sous la domination polonaise (aux temps du royaume médiéval de la dynastie des Piast), puis tchèque, hongroise, autrichienne, prussienne finalement (du dix-huitième siècle jusqu’à la guerre de 1914 incluse, période qui concerne le roman d’Olga Tokarczuk), Breslau l’allemande devenue Wroclaw la polonaise est une ville particulièrement adaptée pour les fantômes, qu’il s’agisse des milliers d’Allemands expulsés dans des conditions épouvantables en 1945 ou de la communauté juive de Breslau qui a été entièrement décimée.