Des nouvelles de la Pologne des années 1980

Olga Tokarczuk a déjà à son actif une œuvre abondante, nouvelles, poésies, romans, dont l’impressionnante fresque historique Les Livres de Jakób, écrite en 2014 et traduite en français en 2018. Jeu sur tambours et tambourins a été publié en Pologne en 2001, mais certains des textes présentés ici remontent aux années 1980 : moins ambitieuses que l’imposant roman qui fit la gloire de son autrice, les nouvelles de ce recueil invitent à une approche plus intime de sa littérature, du charme et de la richesse de son écriture, superbement traduite par Maryla Laurent.


Olga Tokarczuk, Jeu sur tambours et tambourins. Suivi de L’armoire et autres nouvelles. Trad. du polonais par Maryla Laurent. Noir sur Blanc, 352 p., 23,50 €


En attribuant le prix Nobel 2018 à la Polonaise Olga Tokarczuk, née en 1962 en Basse-Silésie, l’Académie suédoise couronna une écrivaine venant d’un pays peuplé dès l’origine par des Slaves, mais dangereusement situé sur la zone de fracture où leur monde rencontre le monde germanique et avoisine de grands empires. La population du territoire polonais en fit régulièrement les frais, jusqu’à ce que la Seconde Guerre mondiale vînt ravager le pays et détruire la minorité juive qui y était installée depuis des siècles. Les partages qui s’ensuivirent modifièrent les anciennes frontières et attribuèrent la Pologne pour presque un demi-siècle au « bloc de l’Est », jusqu’à ce que la disparition de l’URSS et de ses satellites la replaçât dans le cours nouveau pris par l’Histoire. Et malgré les malheurs subis, il y circule encore çà et là l’air de cette Mitteleuropa où se mélangeaient jadis plus ou moins harmonieusement les cultures slave, germanique et juive.

Jeu sur tambours et tambourins, d'Olga Tokarczuk

Vue d’Allenstein au début du XXe siècle © CC3.0/WikiCommons

Olga Tokarczuk offre un bon exemple de ce qu’on a pu appeler la littérature du « monde d’après », autant tournée vers le XXIe siècle qu’elle est enracinée dans les douleurs du XXe. Elle arrive au début des années 1980 à Varsovie pour y étudier la psychologie, et c’est au cours de cette période à la fois difficile et exaltante d’une Pologne vers laquelle tous les regards se tournent qu’elle fait ses premières armes, en clinique face aux patients, à son bureau comme écrivaine débutante. À la face sombre de la loi martiale (instaurée entre 1981 et 1983 par le général Jaruzelski) et à la peur du lendemain s’opposent l’espoir de changement, les grèves de Solidarność et les manifestations. Dans son travail auprès des malades, Olga Tokarczuk découvre, après avoir entendu deux frères parler différemment de leur famille, que « la réalité est perçue selon une multitude de points de vue » : quelle meilleure incitation à l’écriture ?

Les nouvelles réunies sous les titres Jeu sur tambours et tambourins et L’armoire furent écrites à des moments différents. Si elles jouent sur une grande variété de tons, on y retrouve toujours le même regard attentif sur les choses et les personnes qui fait la précision et le charme du style d’Olga Tokarczuk. Elles s’orientent presque naturellement autour de deux axes : d’un côté, le questionnement du réel, la relation entre le rationnel et l’irrationnel ; de l’autre, la situation politique de la Pologne et son histoire compliquée.

La conjoncture incertaine ne fait que fragiliser encore un présent insaisissable entre le passé qui n’est plus et un futur qui n’est pas, dégageant l’espace propice au développement d’un jeu subtil entre le réel et la fiction, qui se décline aussi au fil des pages en variations sur l’auteur et son personnage, ou encore sur le monde tangible et la littérature. Les choses vécues seraient-elles nécessairement plus consistantes que celles qu’on a rêvées ? Ces petits bijoux littéraires laissent entrevoir la psychologue cachée derrière l’autrice, on y reconnaît sa sympathie (avouée) pour Carl Gustav Jung et ses théories sur la réalité psychique. Mais cette œuvre originale s’ancre aussi dans une tradition littéraire européenne très ancienne qui, en ébranlant les certitudes trop tranquilles, immergea l’être humain dans un monde moins sûr qu’il ne le croyait. Une tradition qui passe sans doute par le fantastique et le réalisme magique, car si Olga Tokarczuk emprunte volontiers à Kafka l’usage de désigner le héros par une simple initiale, on se demande parfois si l’on ne vient pas de croiser sans s’en apercevoir en tournant une page l’ombre de Bruno Schulz, d’Aleksander Wat, de Leo Perutz ou d’Isaac Bashevis Singer. La narratrice d’« Un mois écossais » a d’ailleurs prévenu qu’« aucune imagination n’a un potentiel absolu, sauf si elle est inspirée, si elle se fait vision ».

Jeu sur tambours et tambourins, d'Olga Tokarczuk

Dans la même nouvelle, elle écrit que « l’imagination et la réalité proviennent d’une même source dans la salle des pas perdus du réel », et cette belle image vient tirer le tapis sous les pieds de ceux qui croient à la solidité du monde et pensent que la raison peut tout. « Devons-nous comprendre ce que nous voyons ? », insiste la narratrice de « L’île », invitant à s’affranchir de l’injonction d’interpréter et de donner sens à ce que nos yeux perçoivent. Qui d’ailleurs prend la peine de s’interroger sur une réalité qui semble aller de soi ? Même si la science montre qu’il ne faut pas toujours se fier aux apparences. Mais tout devient possible dès que le premier pas hors des repères conventionnels est franchi : qu’une lectrice intervienne dans le roman policier qu’elle est en train de lire dans une nouvelle au titre ô combien significatif, « Ouvre les yeux, tu n’es plus en vie », ou que le narrateur prenne la place d’un auteur qui s’insurge assez inutilement : « Tu es mon invention, tu piges, petit merdeux ? » (« Le double fictionnel de l’auteur »).

Si la raison est faillible, creuser le réel suffit à en perdre la trace, et interpréter la réalité la fait entrer dans la fiction. Comme nous y invite Olga Tokarczuk, il faut admettre que des faits rationnels puissent avoir une explication irrationnelle, et apprendre en cas d’urgence à « écouter son instinct » (« Le professeur Andrews à Varsovie »). Un sommet semble atteint lorsqu’un des personnages affirme que « notre besoin d’irréel est ce qui nous différencie des animaux. Ce n’est pas le fait de penser, d’écrire ou de lire des livres savants » (« La conquête de Jérusalem. Raten, 1675 »).

Jusqu’où une écrivaine munie d’une solide culture et d’une expérience clinique des mécanismes psychologiques peut-elle nous entraîner, toujours avec le sourire, ne dédaignant pas de joindre à l’humour une pincée de provocation ? Jusqu’à fracturer la spécificité et l’unité du sujet et à fragiliser le cogito cartésien : « Mais déjà, dans cette cogitation à la première personne, j’étais deux : celui qui s’inquiète et celui pour lequel on s’inquiète » (« L’île »). Et, pourquoi pas, jusqu’à détraquer nos horloges et nos boussoles : « Je m’aperçus que chaque instant contenait la totalité du monde » (ibid.). Ce monde qu’Olga Tokarczuk observe dans l’Est européen des années 1980 n’est pas serein, mais, celui d’aujourd’hui ne l’étant pas davantage, la sentence qu’on trouve dans « L’île » est plus que jamais d’actualité : « Savez-vous, Madame, ce que je redoute le plus ? C’est que le monde soit réellement tel qu’il nous semble être ».

Jeu sur tambours et tambourins, d'Olga Tokarczuk

Longue file d’attente devant un magasin de Varsovie (1981) © CC2.0/Bente Jensen/Flickr

Dans sa nouvelle « Bardo. La crèche », Olga Tokarczuk imagine comment dans la ville polonaise de Bardo (où se trouve toujours un très beau sanctuaire) fut conçue jadis la toute première représentation de la Nativité : un mécanisme d’abord rudimentaire qui ne cessa de s’enrichir, de se perfectionner et de se complexifier au fil des siècles, jusqu’à figurer le monde entier, jusqu’à ce qu’un ermite créât enfin « quelque chose qui annihila le temps linéaire à jamais ». On sait qu’Olga Tokarzcuk emprunte volontiers aux religions dont elle connaît très bien les livres sacrés, mais c’est ici pour mieux mettre en scène le monde des humains. L’évolution de la Crèche (rappel de la vigueur du christianisme) finit par se confondre avec l’histoire de « l’Europe de l’Est », ses déplacements de population, sa mise sous tutelle par l’URSS. Est-ce un hasard si cette Crèche qu’il s’agissait de « slaviser » ou de « poloniser » dans les années d’après-guerre est détruite en 1957, année de reprise en main du pouvoir communiste qui suivit le soulèvement ouvrier en Pologne et l’insurrection de Budapest ? Métaphoriquement, sa reconstruction pour y faire entrer « tout ce qui est différent, ce qui existe dans le monde, indépendamment de sa nature bonne ou mauvaise » représenterait donc aussi le besoin de pluralité, le désir d’échapper aux idéologies mortifères qui empoisonnent les esprits et mettent au pas les sociétés, tout comme l’arche de Noé avait permis de sauver du Déluge l’ensemble des créatures.

Liée par ses origines familiales aux territoires polonais devenus soviétiques, puis ukrainiens, Olga Tokarczuk était une jeune adulte lors de la chute des régimes communistes. Connaissant parfaitement l’histoire de son pays, elle témoigne que la richesse du pluralisme culturel n’a pas été anéantie par les drames et les bouleversements qu’il a subis. Dans « La soirée littéraire », elle donne à Olsztyn, située au nord de la Pologne, son nom allemand d’Allenstein, bastion des chevaliers Teutoniques devenu protectorat de la couronne polonaise après la victoire de Jagellon, puis intégré à la Prusse-Orientale sous l’Empire allemand avant d’être à nouveau polonisé en 1945 : l’héroïne de la nouvelle ne tarde donc pas à reconnaître un mélange d’ « ordre prussien et [de] mélancolie slave » dans cette ville habitée quelque temps par Copernic, et où se lit encore l’empreinte des deux cultures.

Mais la mémoire des lieux n’est pas toujours innocente. Le bâtiment universitaire où les étudiants de Varsovie en grève se réunissent au plus dur du conflit avec le gouvernement a été, une quarantaine d’années auparavant, le siège de la Gestapo (« Che Guevara »), comme si l’architecture elle-même obligeait les événements actuels à se confronter aux souvenirs les plus noirs, comme si le présent ne pouvait que s’emboîter dans un passé qui ne passe pas. Allégorie possible d’une Pologne qui peine à mettre de la cohésion dans son histoire, un des patients du service de psychiatrie est autiste. Quant à celui qu’on surnomme Che Guevara, « sa mémoire n’allait pas au-delà de 1945. Il ignorait les années qui avaient suivi tout autant que le présent, et sans doute était-ce ce qui lui permettait de se sentir en sécurité : il était obsolète. »

Jeu sur tambours et tambourins, d'Olga Tokarczuk

Olga Tokarczuk (2018) © Jean-Luc Bertini

Ce n’est pas un des moindres charmes de la littérature selon Olga Tokarczuk que d’épouser ainsi l’histoire de ces quelques décennies ou de la plonger dans un cadre plus vaste, découvrant du même coup un terrain propice à observer, à inventer un style – et peut-être une raison d’écrire. Ces nouvelles où le temps se brouille et où la réalité se dérobe sont donc une invitation à s’interroger, au gré des variations de l’écriture, sur la vie humaine en général et sur celle des Polonais en particulier, avec leurs espoirs, leurs craintes et leurs traumatismes au moment où ils allaient sortir du communisme. Olga Tokarczuk projette ainsi une lumière tamisée sur le destin particulier de ce pays plusieurs fois partagé, rayé de la carte, revenu sous forme de République populaire avant de recouvrer sa liberté en 1989 et d’intégrer l’Union européenne en 2004, après la parution de ce livre.

Dans une courte nouvelle datée de 1985 (« L’armoire »), un homme et une femme achètent dans un dépôt-vente une armoire où s’accrochent encore les odeurs et les souvenirs d’un lieu et d’un temps qu’ils n’ont pas connus, et où ils finissent par élire littéralement domicile tandis que retentissent au dehors les fanfares des mineurs, comme s’ils se mettaient à l’abri dans leur propre histoire, à moins que ce ne soit à l’abri de leur propre histoire.


EaN a rendu compte d’Histoires bizarroïdes et de Le tendre narrateur, et de Les Livres de Jakób ou le Grand voyage.

Tous les articles du numéro 169 d’En attendant Nadeau