Les paraboles d’Olga Tokarczuk

Chez Olga Tokarczuk, la raison laisse la place à des croyances troublantes. On devient addict ou bien on n’aime pas du tout. En cela, son dernier livre traduit en français est une bonne introduction à l’œuvre récompensée par le prix Nobel de littérature 2018. Maniant la tendresse et la curiosité de l’ordinaire, l’écrivaine polonaise nous entraîne dans des histoires qu’elle dit « bizarroïdes ».


Olga Tokarczuk, Le tendre narrateur. Discours du Nobel et autres textes. Trad. du polonais par Maryla Laurent. Noir sur Blanc, 74 p., 10 €

Olga Tokarczuk, Histoires bizarroïdes. Trad. du polonais par Maryla Laurent. Noir sur Blanc, 184 p., 19 €


Olga Tokarczuk est une conteuse. Elle écrit des histoires dont elle fait des paraboles, mais sans conclusions édifiantes ni consolations. Elle préfère l’empathie. Elle goûte le hasard, ses enchaînements, ses plaisirs, ses cruautés, et s’en accommode. Ses récits, souvent courts, peuvent être tressés en un imposant volume comme ceux des Livres de Jakub, et enivrer, tant ils sont inattendus.

À Stockholm, il y a un an, elle a commencé son discours de réception du Nobel 2018 par une histoire personnelle. Celle d’une photo de sa mère, d’une jeune femme inquiète assise près d’un poste de TSF, « le regard dirigé vers un point hors cadre », sous une lumière douce : « Enfant, je croyais que maman regardait le temps. » Et lorsqu’elle interrogeait sa mère, celle-ci lui répondait « qu’elle était triste parce que je n’étais pas encore née et que je lui manquais ». Ce bref échange lui donna des forces « pour toute la vie », « ce que jadis l’on appelait une âme », confia-t-elle. Ça l’a dotée « d’un tendre narrateur, le meilleur du monde ».

Ce récit d’à peine trois pages situe d’emblée l’auteure au milieu de ses personnages alors que, vêtue d’une robe noire, elle lit son texte derrière d’élégantes lunettes rondes et devant un parterre d’êtres irréels. On ne sait pas toujours où Tokarczuk reçoit ses lecteurs. En entrant dans ses Histoires bizarroïdes, ils croiseront des personnages qui perçoivent la fin de leur vie, qui voient la mort venir sans pouvoir l’arrêter, qui sont âgés ou malades ou pauvres ou emportés par le hasard. C’est un vieux garçon qui vit avec sa mère, paresseux et avachi devant la télé, vidant des cannettes de bière en regardant des matchs, et qui, devenu seul, engloutit jusqu’à la fin le contenu des innombrables bocaux de poivrons pour apéritif, champignons marinés et autres fruits, qu’il déniche dans la cave et les placards laissés par la défunte. Ou bien cette psychologue de haut niveau qui se sait condamnée par la maladie. Elle a accepté une mission étrange en Suisse. Logée dans un monastère occupé par des nonnes très âgées, des mortes-vivantes, elle fait passer des tests à des adolescents orphelins rassemblés tout près dans un bâtiment moderne au pied d’une haute montagne. Elle ne sait pas pourquoi, mais elle sait qu’elle touchera une forte rémunération.

Histoires bizarroïdes : les paraboles d'Olga Tokarczuk

Olga Tokarczuk, prix Nobel de littérature 2018 © Jean-Luc Bertini

Olga Tokarczuk jongle avec les formes de récit – historique, fantastique, réaliste, science-fiction, grotesque ou délirant – et, quand la mémoire d’un personnage est défaillante, c’est en remarquant des détails anodins et amusants, par exemple les coutures d’une chaussette ou la forme des timbres-poste, qu’elle le raccorde au monde. « Le temps s’est accéléré, c’est pour ça », lui explique sa voisine. Apaisante, la mort annule toute chose.

Elle se refuse, continue-t-elle dans son discours, à distinguer les genres – le classement en catégorie « relève du marketing littéraire » – ou à partager entre vérité et fiction : « Dans le fourmillement des définitions de la fiction, celle qui me plait le plus est aussi la plus ancienne. Elle remonte à Aristote. La fiction est toujours une sorte de vérité. » En notre siècle surinformé et envahi de fake news, elle défend la « dimension spécifique » de la littérature. À la question qu’on lui pose souvent – est-ce vrai, ce que vous écrivez ? – elle ne sait que répondre : « Comment expliquer le statut ontologique de Hans Castorp, Anna Karénine ou Winnie l’ourson ? »

Le sixième récit bizarroïde s’intitule justement « L’histoire vraie ». On y lit le destin d’un professeur ordinaire en voyage dans un pays du Nord dont il ignore la langue. À peine a-t-il prononcé sa communication traitant de l’influence de la consommation des protéines sur la vision des couleurs qu’il est pris dans un engrenage redoutable et cruel. Flânant dans la ville avant le cocktail final, il porte assistance à une pauvre femme qui a trébuché près de lui et s’est grièvement blessée en percutant le trottoir. Le sang coule devant une foule indifférente, pressée de rentrer du boulot, qui ne comprend pas ce qu’il dit. Il crie, interpelle, accroupi près de cette femme, lui tenant la tête, les mains pleines de sang. On le prend pour le coupable. La police est appelée et le voilà happé par une mécanique imperturbable. Il crie : « aidez-moi ! », les badauds répondent : « police, police ! », et la foule « accélère », devient « plus nerveuse ».

Tokarczuk s’interroge sur ce qui fait le récit. Constatant l’omniprésence du « je » en ce début de XXIe siècle, elle remarque que ce genre de narration crée un « lien sans pareil avec le narrateur », constitue une entreprise collective en quelque sorte. Se noue une « entente émotionnelle basée sur l’empathie » qui « rapproche les êtres et efface les frontières. […] Pour être “dévoré”, le roman compte précisément sur l’effacement, la disparition de cette limite, ce qui, grâce à l’empathie, permettra au lecteur de devenir narrateur pour un temps ».  Mais il y a aussi un manque. L’expérience du lecteur peut s’avérer incomplète, décevante, car « exprimer le “moi” du narrateur ne donne aucune assurance d’universalité. Ce qui manque, semble-t-il, c’est une dimension parabolique ». Pour la Prix Nobel polonaise, « la présence insuffisante des paraboles témoigne d’une impuissance narrative ».

C’est ainsi qu’elle invite à voir ses récits. Un des plus beaux textes du recueil, un récit historique puissamment poétique, renoue avec l’atmosphère de Jakub : « Les enfants verts ». Un médecin français, ami de René Descartes, raconte son périple dans les confins de la Pologne du XVIIe siècle. Il a été invité à soigner un roi polonais en campagne contre les Suédois. Il évolue dans un monde improbable, entre magie et mystères, rencontre des enfants sauvages (verts et couverts de mousse), tente de guérir l’arthrite du souverain, puis se blesse, incapable alors de continuer le voyage. Tandis que les guerres se poursuivent entre Polonais et Suédois, il doit rester des mois dans le monde des enfants verts, abandonné du roi et de sa cour, près du « dernier cercle de la Terre, celui dont la taille est inimaginable, au-delà de l’ombre des feuillages, au-delà de la tache de lumière, dans l’ombre éternelle ». Il ne comprend plus rien. Guéri par des rebouteux, il voit s’estomper la frontière entre l’humain et la nature. À la fin du récit, alors qu’il peut enfin rentrer vers le centre du monde, « là où tout reprend sens pour composer un ensemble cohérent », il s’adresse directement à son lecteur. Il le supplie de l’aider à mieux saisir ce qu’il a vécu, « tant les lisières du monde sont propres à nous marquer pour toujours d’une impuissance mystérieuse ».

Ou encore, quand un retraité, qui a subi une transplantation cardiaque apparemment bien acceptée, « a des vertiges et ne cesse d’écouter son nouveau cœur », il se sent entraîné dans des voyages avec sa femme, quelque part en Chine. Il ne pourra « reprendre sérieusement possession de sa vie » que lorsqu’il aura communiqué, là-bas, avec le moine bouddhiste qui lui a légué son cœur. Ou encore ces nonnes qui veillent depuis des siècles le corps d’un « saint », alors qu’elles savent parfaitement que c’est un de ces cadavres trouvés au XVIIe siècle dans les catacombes de Rome et dont le Vatican avait fait commerce dans toute la chrétienté. Elles continuent à lui tricoter des moufles et prient pour ces enfants orphelins que teste la grande psychologue, au point que le lecteur se demande s’ils ne vont pas être clonés en immortels de demain.

Olga Tokarczuk dit rechercher les bases d’une nouvelle narration universelle. Elle veut éveiller dans l’esprit du lecteur « la perception de la totalité », elle s’autorise tout, puisque « concevoir un roman consiste à ne cesser de donner vie, à faire exister toutes ces particules du monde que sont les expériences humaines », elle parle même de néo-surréalisme. Après l’empathie, elle fait de la tendresse sa meilleure gouverne : « elle est le principe actif d’un regard grâce auquel le monde apparaît vivant, vibrant de ses liens internes, de ses échanges et de ses interdépendances ». Une tendresse qui n’exclut pas la distance, qui n’oblige pas à l’indulgence face au pire. On reconnaît en effet, dans cette profession de foi, les grandes qualités de la petite dame en noir qui lisait, souriante et sereine, son discours de Stockholm. On se permettra de trouver ses romans, ainsi que ces nouvelles bizarroïdes, moins tendres qu’elle ne le dit. Et c’est bien ainsi.

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