Klemperer en question

Le philologue Victor Klemperer (1881-1960) est l’auteur d’un Journal, écrit en Allemagne entre 1933 et 1945, qui constitue un témoignage capital sur la vie quotidienne sous le IIIe Reich et sur le pervertissement foudroyant de la langue allemande par la phraséologie nazie, phénomène auquel il dédia après la guerre un essai séminal, LTI. Trente ans après sa postface à la première édition française de LTI, parue en 1996, le philosophe Alain Brossat lui consacre un essai « critique et engagé » (comme le présente son éditeur).

Alain Brossat | Écrire au bord du gouffre. Victor Klemperer ou la résistance dans la langue. Mimesis, coll. « Samsa », 356 p., 25 €

Romaniste enseignant à Dresde, spécialiste de la culture française du XVIIIe siècle, profondément imprégné des œuvres de Montaigne et de Montesquieu, Klemperer était de sensibilité libérale mais aussi patriote (quoique « très douloureusement ébranlé dans quelques-unes de [s]es certitudes » depuis le premier conflit mondial). Ce n’était, autrement dit, ni un progressiste ni un réactionnaire. À l’arrivée des nazis au pouvoir, il travaillait sur Voltaire (avec empathie) et sur Rousseau (avec une défiance certaine), convaincu dans tous les cas du précieux secours de l’art du XVIIIe siècle, « art de lire et d’écrire ».

Parce que l’auteur entend, dit-il, prendre Klemperer « comme il est », « avec ses rugosités, ses points de faiblesse », ne pas éluder ce qui, chez lui, lui est tout à fait étranger, il s’intéresse notamment au regard très critique qu’il porte sur Rousseau. C’est qu’il y voit l’indice sûr d’une aversion de l’auteur de LTI pour les masses et l’idée de volonté générale. Rousseau, notamment avec sa conviction que la nature humaine se manifeste moins dans la raison que dans des émotions au caractère principalement égalitaire, aurait contribué à sa manière – certes involontairement –, aux côtés du « romantisme teuton », à l’avènement d’un national-romantisme dont le sionisme n’aurait été, toujours selon Klemperer, qu’un sinistre avatar supplémentaire.

Brossat suit méthodiquement le lecteur de Rousseau, attachant néanmoins plus d’importance à ses lourdes accusations portées contre l’auteur du Contrat social qu’à ses commentaires plus soucieux de justesse, qu’il relègue généralement en notes de bas de page. Il est vrai que Klemperer considère à certains moments – souvent de désespoir – que le nazisme a révélé la vérité profonde de la pensée rousseauiste, mais il s’efforce aussi, à d’autres, de la contextualiser et de nuancer son propos. En 1941, il revient sur le parallèle qu’il avait établi entre le tribun de Rousseau et le Führer : alors que les hommes de la révolution française étaient contraints d’argumenter entre eux et donc « freinés dans leurs ardeurs », « les nouveaux Führers », reconnaît-il, « parlent seuls, personne ne peut les contredire ». Plutôt que de considérer que la pensée de Rousseau aurait pavé la voie au nazisme – ce qui aurait été indéfendable –, Klemperer avance qu’elle a été « démasquée » par lui, le régime hitlérien ayant à ses yeux poussé ses idées jusqu’au bout de l’absurde.

Victor Klemperer (1946) © CC BY-SA 3.0 de/Deutsche Fotothek‎/WikiCommons

Les repentirs de Klemperer et les correctifs qu’il sait apporter à ses généalogies et à certaines de ses affirmations à l’emporte-pièce, inhérentes à l’activité de diariste, témoignent d’une connaissance profonde de l’histoire des idées (à l’instar d’un Sebastian Haffner, il sait aussi se faire historien pour mieux retracer les continuités de l’histoire allemande, de Bismarck à Hitler). Quant à sa sensibilité politique, elle ne saurait être résumée à une simple phobie des masses : s’il a la vive prescience de l’impasse dans laquelle on s’engouffre lorsqu’on donne exclusivement le primat à la souveraineté populaire, il sait aussi l’écueil que représente le fait de le donner entièrement au règne de la loi.

Comme n’a pas cessé de le montrer Jürgen Habermas (traité par Brossat avec une condescendance et une désinvolture absurdes), l’intention qui sous-tend la fondation d’une association volontaire de citoyens libres et égaux est mise en échec quand la démocratie est assujettie à l’autorité de la loi et tout autant quand, à l’inverse, l’État de droit se voit livré à la volonté générale. Sans le théoriser, Klemperer voit bien, instruit en cela par le naufrage de la république de Weimar, que, dans le processus politique démocratique, chacun de ces principes ne peut avoir une chance d’advenir qu’à la condition que l’autre soit réalisé. En établissant une parenté entre lui et Ortega y Gasset, l’auteur de La révolte des masses, Brossat propose un portrait peu équilibré du philologue se confrontant au politique.

Et s’il fait preuve d’une attention certaine à l’évolution de Klemperer quant à la « question Rousseau », c’est peu dire qu’il ne procède pas de même au sujet de son rapport au sionisme. Or, sur cette question aussi – qui n’a pas l’importance qu’il lui confère (elle n’est abordée qu’épisodiquement dans le premier tome du Journal et est quasiment absente du second, le chapitre « Sion » de LTI étant pour l’essentiel consacré à la seule rhétorique de Theodor Herzl) –, le positionnement de Klemperer, envisagé sur le temps relativement long (douze années) des années de persécution, n’est pas aussi tranché qu’il le prétend. Certes, il éprouva jusqu’au début des années 1940 une vive antipathie à l’endroit de cette idéologie dont il ne supportait ni les condamnations des désirs d’intégration et d’assimilation des juifs ni les prétentions territoriales.

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Comme le rappelle Brossat de façon pour le moins insistante, Klemperer n’hésite pas à établir des parallèles entre le sionisme et le nazisme, en comparant notamment les phraséologies respectives de Herzl et de Hitler, sans pour autant juger le premier aussi dangereux que le second (concédant même que sa personnalité en imposait à certains égards). Mais, à partir de 1941 – et cela, l’auteur se garde bien de le relever –, cette vive antipathie laisse place à une forme de compréhension. S’il n’envisagera jamais une installation en Palestine, Klemperer considère dès lors que l’adhésion au sionisme de certains juifs n’est que chose très compréhensible au regard des circonstances. L’hostilité déclarée au sionisme ne se constate véritablement chez lui que tant qu’il est en mesure de nourrir et réaffirmer un sentiment positif d’identité, en l’occurrence allemande. Dès qu’il cesse de se considérer comme allemand, s’estimant définitivement trahi et bafoué par cette nation qu’il aimait avec passion, il n’est plus question dans le Journal de critiquer le moindre mal du sionisme. Il n’y a donc pas de sens à parler, comme le fait Brossat, d’une quelconque « qualité prédictive » d’un prétendu antisionisme de principe de Klemperer.

Ceux qui souhaiteront se faire une juste idée de la sensibilité morale et intellectuelle du philologue pourront se reporter aux très belles pages en date de l’année 1941, intitulées « Cellule 89 », du premier tome de son Journal, où l’on trouve un autoportrait particulièrement éclairant. L’auteur ne s’y montre d’ailleurs pas étranger aux questionnements d’ordre spirituel (il n’y a pas, contrairement à ce qu’affirme Brossat, d’« indifférence à la religion » chez Klemperer qui, converti au protestantisme afin de pouvoir mener une carrière universitaire, vécut dans un certain malaise ce qu’il appelait sa « bigamie confessionnelle ») : « Non, il n’y a que deux formules sur lesquelles je revienne constamment en pensée comme seul possible, elles ne sont pas modernes, elles sont même censées être superficielles et dépassées par la philosophie, on les dit contraires à l’esprit allemand, voire aujourd’hui décadentes et d’inspiration juive – Montaigne n’avait-il pas d’ailleurs une mère juive, et Renan, du moins dans toute sa façon de penser, ne montre-t-il pas une certaine affinité juive ? –, il n’y a rien d’autre pour moi que ces deux vérités : Que sais-je ? et Tout est possible, même Dieu» Agnostique revendiqué, Klemperer fut avant tout un sceptique, un ennemi du croire et du faire croire qui opposa aux idéologies criminelles de son temps une attention extrême à ce que Machiavel appelait la vérité effective de la chose.

Dans la seconde partie de son ouvrage, « Klemperer et nous », Alain Brossat (qui se dit guéri « du manichéisme qui imprégnait nos représentations politiques et nos discours dans les années militantes ») dresse de lui-même un portrait assez peu stoïque en réprouvé, condamné à l’indifférence générale et à l’inaudibilité au fil des victoires idéologiques d’un néolibéralisme à ses yeux toujours plus obsédé par la police des discours. Une configuration contemporaine dont il ose affirmer qu’elle « reconduit notre propre condition à celle de Klemperer, toutes choses égales par ailleurs ». À ce parallèle profondément déplacé, on préférera les pages où il s’attache à restituer le geste d’écriture du Journal – très justement comparé à une Odyssée –, geste d’une extrême solitude qui tirait paradoxalement sa force de la mutilation radicale de l’existence du diariste. Si ces pages parviennent à saisir quelque chose de cette force sans pareille – tout en puisant en elle leur propre énergie –, et à donner un portrait convaincant de Klemperer en scripteur plutôt qu’en écrivain, d’autres, trop nombreuses, témoignent d’une promptitude dogmatique inentamée dont un Gilles Châtelet, par exemple, avait su pour l’essentiel se garder dans son mémorable Vivre et penser comme des porcs (Exils, 1998 ; Folio, 1999).


Frédéric Joly, essayiste et traducteur, est l’auteur de La langue confisquée. Lire Victor Klemperer aujourd’hui (Premier Parallèle, 2019, rééd. 2024).