Les gardiens de la République

Les Français se sont laissé convaincre que les « Sages » du Palais-Royal, ceux du Conseil d’État et ceux du Conseil constitutionnel, se souciaient de défendre leurs libertés comme des juges suprêmes. En réalité, leur mission est de veiller au bon fonctionnement de l’État, quitte à entériner ce qu’ils sont censés empêcher. Si nécessaire, il suffit de changer la Constitution. On le fit en particulier pour briser les monopoles d’État et pour réduire les libertés au nom de la sécurité. Que reste-t-il alors de cette « sagesse » tant vantée ?

Stéphanie Hennette Vauchez et Antoine Vauchez | Des juges bien trop sages. Qui protège encore nos libertés ?. Seuil, coll. « La couleur des idées », 344 p., 23 €

Le libre exercice du suffrage universel ne suffit pas à définir la démocratie. En 1933, le Parti national-socialiste a été appelé au pouvoir par les urnes, comme, dans l’Iran de 1979, la dictature cléricale. Et l’on pourrait multiplier les exemples plus récents des effets de ce que l’on appelle globalement « populisme » et qui peut prendre des couleurs venues de la gauche ou de la droite. Un accord, au moins implicite, se fait sur l’utilité d’instances régulatrices aptes à garantir le respect des principes fondamentaux de la démocratie. Les désaccords commencent quand il s’agit de définir ladite instance, c’est-à-dire en particulier son mode de nomination et les limites de sa propre compétence.

Nous, Français, sommes sensibles au problème que pose aux États-Unis une cour suprême dont la majorité des membres ont été nommés par celui-là même qui abuse sans vergogne des pouvoirs que les électeurs sont censés lui avoir donnés. D’un autre côté, il n’est pas sûr que soit préférable le modèle de la cour de Karlsruhe composée de magistrats sans expérience politique et susceptibles de s’enfermer dans des argumentaires formellement juridiques au détriment d’exigences politiques qui peuvent être légitimes. Naguère, le plus haut fonctionnaire du Sénat jugeait préférable un Conseil constitutionnel dont les membres sont nommés ouvertement par des instances politiques et, pour cette raison, amené à faire prévaloir des arguments politiques éventuellement contraires au souhait de l’exécutif. C’est ainsi qu’un président du Conseil constitutionnel nommé par le général de Gaulle s’est explicitement opposé à celui-ci sans avoir oublié qu’il lui devait sa nomination.

Il est clair qu’aucune solution n’est pleinement satisfaisante et que l’on est donc dans le domaine du nécessaire compromis, étant entendu que le propre d’un compromis est d’être instable, c’est-à-dire évolutif. La Constitution de la Ve République reconnaît deux instances de contrôle, le Conseil constitutionnel auquel sont consacrés expressément les articles 56 à 63, et le Conseil d’État qui est mentionné comme incidemment, à propos de la nomination de ses membres et pour préciser son rôle entre le parlement et le gouvernement (articles 37 à 39). Ces deux instances sont logées dans deux ailes du même Palais-Royal, tout proche de l’exécutif quand, du temps de Richelieu, il siégeait au Louvre. Si le Conseil d’État existe sous une forme ou sous une autre depuis plusieurs siècles, le Conseil constitutionnel est une création de la Ve République. On aurait pu penser qu’une des institutions effacerait l’autre ou que serait tracée une ligne de démarcation claire entre elles. Ce n’est pas le cas. Non seulement ces deux conseils de « Sages » siègent dans les mêmes murs, mais les personnes sont souvent les mêmes. Si les conseillers d’État sont partout dans les sphères du pouvoir républicain, ils sont en particulier au Conseil constitutionnel, à un autre moment de leur carrière.

Stéphanie Hennette Vauchez et Antoine Vauchez Des juges bien trop sages
Jean-Louis Debré, alors président du Conseil constitutionnel (2012) © CC-BY-4.0/Richard Barry/Flickr

Point donc de rivalité entre les deux institutions, mais une tentative permanente de redéfinition au fur et à mesure des grandes décisions. Ni d’un côté ni de l’autre, on ne va énoncer explicitement les principes sur la base desquels on prend une décision. Chacun doit comprendre que celle-ci est conditionnée par une auto-définition de la compétence, laquelle reste implicite, donc claire seulement pour le tout petit groupe des professionnels. On reste entre soi, si bien que les conflits passent souvent inaperçus même d’une ample majorité des parlementaires. Quand le Conseil constitutionnel se réfère pour la première fois à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ceux qui savent comprendront que cela revient à dire qu’il lui reconnaît valeur constitutionnelle au même titre qu’à la Constitution proprement dite. En cette circonstance, un tournant significatif a été pris, que les journalistes vont assimiler à une décision de justice prise par les « Sages », dont la valeur serait comparable à une vérité au sens où l’on peut parler d’une « vérité judiciaire ». Élargir le bloc de constitutionnalité revient à affaiblir le texte gaullien du 4 octobre 1958.

Les « Sages » sont effectivement des juges mais pas au sens des juges judiciaires, ni même au sens des juges administratifs, même si le Conseil d’État est la plus haute instance des juridictions administratives, même si le Conseil constitutionnel juge la conformité d’une loi à la Constitution. Pour l’essentiel, les décisions de ces deux conseils consistent moins à évaluer des réalités au regard des textes existants qu’à juger les lois elles-mêmes, c’est-à-dire l’action du gouvernement au regard des souhaits manifestés par les parlementaires, que l’exécutif entend favoriser – ou pas. Ils ne disent pas que telle décision politique est bonne ou qu’elle est mauvaise, leur regard porte sur l’organisation de l’État. C’est de la force de gouverner qu’il est question en définitive. On peut donc dire que les deux conseils du Palais-Royal ne portent pas un regard extérieur sur l’État mais sont des organes essentiels de celui-ci. Quelque chose comme le foie pour les personnes physiques.

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La difficulté tient au fait que rien de tel n’est dit, non seulement à la télévision, mais même dans le personnel politique. Bien des parlementaires se laissent prendre à la thématique des « Sages » qui jugeraient en droit. Le droit, il est fait par les « Sages » du Palais-Royal, au fur et à mesure de leurs décisions. Pas seuls, certes, mais dans un débat permanent avec les conseillers d’État qui sont présentement au gouvernement, à la tête des grands corps de l’État ou des grandes entreprises qui ont succédé à l’économie administrée, voire des grands cabinets d’avocats d’affaires.

Alors que se multiplient les libelles hostiles à ce qu’est actuellement le Conseil constitutionnel, Stéphanie Hennette Vauchez et Antoine Vauchez ont trouvé le ton juste pour aborder ce sujet essentiel à la démocratie mais perçu comme réservé à quelques spécialistes. Leur livre retrace l’histoire récente des deux conseils du Palais-Royal en insistant sur les personnalités en jeu. Nombre de noms propres sont donnés, accompagnés souvent de citations. Grâce à quoi on écrit un livre d’histoire qui échappe à l’aridité d’un cours de droit public tout en mesurant les enjeux concrets de débats inaudibles à force d’être feutrés. Les auteurs font aussi sentir le poids politique de transformations qui ont pu paraître anecdotiques parce qu’on ne les voyait que de façon parcellaire, d’une décision à l’autre.

De ce livre, on retient quelques grands tournants. Il y eut au début des années 1970 le passage d’une conception gaullienne fondée sur une hostilité au parlementarisme vers une logique de l’État de droit avec, par exemple, la volonté giscardienne d’ouvrir la saisine du Conseil constitutionnel aux parlementaires. Cette logique a été renforcée en 2008 avec la question prioritaire de constitutionnalité, ouverte à tous les justiciables. Avec ce « grand dégel » de l’après-gaullisme, on éloignait les deux conseils du simple service de l’exécutif pour lui confier une mission de défense des droits et des libertés. Un coup d’arrêt a été donné à l’évolution ainsi entamée, quand le gouvernement Balladur décida en 1993 de passer outre à la décision du Conseil constitutionnel rejetant une loi Pasqua de « maîtrise de l’immigration ». Ce gouvernement n’a pas nié l’inconstitutionnalité de son texte mais il avait les moyens politiques de changer la Constitution dans un sens restrictif des libertés. Ce qu’il a fait et ce qui montre clairement la limite sur laquelle peut buter l’exigence de respecter la Constitution.

Un autre grand tournant s’est produit avec la décision politique de piloter l’entrée de l’État dans l’économie du Marché unique européen. Cela signifiait la privatisation d’une large part du secteur public, à commencer par les grands réseaux d’infrastructures. Il était convenu d’appeler cela « libéralisation » et le fait est que le mouvement s’est accompagné, lors de la réforme constitutionnelle de 2008, d’un élargissement des pouvoirs des « Sages » en matière de défense des libertés. Mais la liberté pour qui et pour quoi ? En même temps qu’on proclamait la liberté des entreprises, on multipliait les dispositions restrictives en matière de libertés publiques au nom de la sécurité et d’une maîtrise toujours resserrée de l’immigration.

Éclaircir cela est un des buts de ce livre qui fait bien apparaître les enjeux qui touchent chacun d’entre nous. On n’est pas devant un grimoire réservé aux spécialistes mais devant un livre politique qui s’adresse à des citoyens soucieux de comprendre les enjeux véritables de ce qui est souvent présenté d’une façon éclatée, parcellaire et donc anecdotique. Un livre utile à qui veut réfléchir sur le sens de la démocratie.