Deux romans caribéens revisitent des années 1940 sombres, terribles mais aussi décisives. Dans Salves de blues, Daniel Maximin met en lumière le destin de certains des « bébés-résistants » des Bataillons de la jeunesse, sept jeunes gens fusillés au mont Valérien le 9 mars 1942. Avec Port-au-Prince Cotonou, Philomé Robert rappelle le rôle joué par des expatriés haïtiens dans la marche vers les indépendances africaines.
Les deux romans s’inscrivent dans un salutaire regain d’intérêt actuel pour des figures historiques de la Caraïbe actives à cette époque, trop longtemps passées sous silence, à moins qu’on ne les ait cantonnées à une imagerie d’Épinal (Paulette Nardal ou Frantz Fanon pour les plus notoires). C’est d’ailleurs à Daniel Maximin que l’on doit la réédition en un volume (Le grand camouflage, Seuil, 2009) des Écrits de dissidence de Suzanne Césaire, qui tint tête au vichyste amiral Robert lorsque celui-ci interdit la revue Tropiques qu’elle animait avec son époux et René Ménil : « “Racistes, sectaires, révolutionnaires, ingrats et traîtres à la Patrie, empoisonneurs d’âmes”, aucune de ces épithètes ne nous répugne essentiellement ». Dans son introduction à cette réédition, Maximin évoquait le puissant mouvement de dissidence de la Résistance antillaise, illustré par ces milliers d’hommes (parmi lesquels Fanon) qui firent jonction avec les Alliés depuis les îles voisines, puis prirent part aux combats de la Libération en Afrique du Nord et en Europe.
Que l’auteur, par ailleurs poète et essayiste, publie un nouveau roman constitue en soi un évènement, sa dernière parution en la matière (après L’Isolé Soleil en 1981 et Soufrières en 1987) remontant à 1995 (L’Île et une nuit) – trois romans qui avaient fait date. Sous-titré Lundi 9 mars 1942 au Mont Valérien, Salves de blues concentre l’action en cette journée décisive, durant laquelle cinq protagonistes vont d’abord tout tenter afin d’obtenir la vie sauve – grâce, sursis ou commando de libération – pour les jeunes condamnés à être exécutés le jour même, à 16 h : Tony Bloncourt, né en Haïti de parents guadeloupéens, tout juste âgé de 19 ans, et ses compagnons Roger Hanlet, Acher Semahya, Christian Rizo, Pierre Milan et Fernand Zalkinow, âgés de 17 à 26 ans. En annexes, figurent l’avis de leur condamnation, leurs portraits photographiques ainsi qu’un autoportrait au crayon de Tony Bloncourt daté de 1938. Sur un rythme haletant, le roman retrace la journée de ceux qui s’évertuent à les sauver. Mais, au fil des heures, il leur faudra se ranger à la « remarque de Brossolette » : « Il faut bien faire quelque chose, même quand il n’y a plus rien à faire. »

Il y a Valéry Bergopsom dit « Bergopswing », violoniste au Jazz Hot Club, vétéran des Brigades internationales, désormais aveugle ; sa sœur jumelle Orfée, en lien avec le réseau du musée de l’Homme où elle-même, bibliothécaire, fait des recherches sur les pratiques poétiques et musicales des Amériques noires ; deux lycéens de l’Est parisien, membres du réseau des Volontaires de la Liberté, Aurélia et Joseph/Jòsef, « apatride de papiers, universel de cœur » ; et enfin Michael Laabs, soldat allemand chauffeur à l’état-major d’Occupation, mais aussi brillant altiste qui suit des cours de pratique instrumentale auprès de Valéry et, à ce titre, « dialoguait » avec Tony Bloncourt, lui aussi élève virtuose du violoniste, en des duos musicaux transcendant la distance entre eux.
Mêlant personnages de fiction et personnalités historiques, le roman permet de croiser, furtivement ou non, Jean Paulhan, Jean Guéhenno, alors professeur de khâgne, Ady Fidelin (le « soleil noir » de Man Ray à qui Gisèle Pineau a consacré un roman en 2021 : Ady, soleil noir, éd. Philippe Rey), Jenny Alpha ou encore Jacques Decour, organisateur du réseau lycéen, mais aussi Ernst Jünger, alors capitaine de la Wehrmacht en poste à Paris. Germaine Tillion prodigue à Orfée des conseils en vue de la clandestinité : « placer une plante dans sa planque, et penser toujours à l’arroser ; surtout ne pas recueillir de chat, trop dur à abandonner ».
Dans un essai important, Les fruits du cyclone. Une géopoétique de la Caraïbe (Seuil, 2006), Daniel Maximin soulignait la puissance de la « culture de résistance créatrice » sur laquelle les Antilles, pourtant « grain de sable et goutte d’eau », étaient parvenues à s’édifier. Il y mettait en valeur la contribution des phénomènes de « créolisation musicale », illustrés en Louisiane par le jazz, aux « marronnages culturels » par lesquels s’étaient inaugurés des processus libérateurs. Dans ce nouveau roman, le « swing judéo-nègre », honni des nazis et des pétainistes, enflamme les dancings et la jeunesse, dessille Michael en le confrontant à son exigence de justice : « Son alto, enfermé sur ordre au fond du coffre de la voiture, lui paraissait maintenant une arme plus puissante, un outil plus utile que son revolver ». C’est non seulement la musique mais plus spécifiquement le jazz qui, par-delà les nécessités du cloisonnement en clandestinité, par-delà leurs différences et tout ce qui les oppose, relie les personnages, affermit leur résistance : « Jazz même en cage : seul chant d’oiseau délivreur des barreaux ».

Dans Les fruits du cyclone, Maximin envisageait le marronnage comme une forme de retour à l’Afrique. Avec Port-au-Prince Cotonou, Philomé Robert évoque le départ puis l’installation sur le continent de deux jeunes Haïtiens, Léonce et Notilia. L’époque est celle de la Seconde Guerre mondiale, alors que l’Occupation américaine d’Haïti (1915-1934) a pris fin quelques années plus tôt. La narratrice est Notilia, devenue médecin, tandis que le couple, toujours complice et désormais octogénaire, est installé à Porto-Novo au Bénin. C’est un 1er janvier, date de commémoration de l’indépendance haïtienne de 1804, « message adressé au monde ». Parallèlement, Léonce, qui a été professeur à l’université du Zaïre, compose sur son antique Underwood un roman s’ouvrant sur le récit d’un viol.
« Avec le recul, je me dis que nous avons fini par réaliser nos objectifs sur le continent. Nous y avons travaillé, aimé, ri, dansé. Nous avons aussi rétabli les passerelles entre nos terres de départ et d’arrivée, celles victorieuses, au final, des avanies coloniales. L’Afrique a été pour nous ce creuset de renouveau et d’échanges qui ont porté des fruits au-delà de toutes nos espérances. » Au hasard des remémorations de Notilia déambulant dans Porto-Novo, on rencontre le souvenir de Raoul Guillaume, « fils d’une famille bourgeoise du sud-ouest d’Haïti », désormais retraité et qui exerça comme professeur d’anglais au Tchad, ou encore « le docteur Paul Bitar Abdallah », professeur d’hématologie, « une attraction à lui tout seul. Syrien, Palestinien ou Libanais, Levantin en tout cas », « arrivé adolescent à Port-au-Prince, vers 1950, dans les bagages de ses parents fuyant la Nakba ». L’alerte vieille dame déplore encore au passage « cette indignité crasse que représente la dette de l’indépendance », un « racket » colonial « dont les premiers versements ont eu lieu en 1826 ». En tout cas, malgré un « sentiment d’inachevé parfois », elle n’éprouve aucun regret quant à leur installation en Afrique. La fierté domine grâce à toutes les rencontres faites, grâce au souvenir de ceux qui ont été « formés » par les « cadres haïtiens ».
Et nous voilà pratiquement à la fin de ce court roman… Dans le soir « doux et chamarré » du Bénin, Notilia évoque encore les « décennies » passées « dans les plaines, les forêts, les vallons du Congo, puis du Bénin où nous, Haïtiens toujours debout et reconnaissants du privilège que nous avions d’écrire l’Histoire en Afrique, avons marqué de notre empreinte des générations entières d’Africains ». Las ! L’histoire, qui s’annonçait pourtant passionnante, de ces pionniers n’aura tout simplement pas été racontée, tout juste amorcée. C’est bel et bien vers une historienne ou un spécialiste de littérature qu’il faut se tourner si l’on veut en apprendre davantage sur l’apport des Haïtiens et plus généralement de personnalités caribéennes à la construction des nations indépendantes de l’Afrique de l’Ouest.