Pour expliquer sa conception de Nous serons tempête, ses recherches en amont et la place qu’occupe ce roman dans son œuvre, Jesmyn Ward a accordé un entretien par visioconférence à En attendant Nadeau, répondant à nos questions depuis DeLisle, Mississippi, ville où elle a grandi et où elle habite toujours, inspiration du lieu fictif Bois Sauvage.
Comment décrire ce roman ?
Nous serons tempête suit le trajet d’une adolescente, Annis, avalée dans le ventre de l’eslavage américain dans les années 1830. Elle commence son parcours dans le haut Sud, où elle sera vendue par son maître – également son père – et conduite vers le bas Sud pour être traitée dans les enclos aux esclaves à La Nouvelle-Orléans. Elle intègre ainsi le système des plantations dans la Louisiane, sur une plantation de canne à sucre. Voilà pour ce qui est de l’essentiel de l’intrigue. Mon initiative est venue d’une émission de radio sur des aspects inconnus de l’histoire de La Nouvelle-Orléans : il y était question des enclos aux esclaves. Je ne connaissais rien de l’histoire de l’esclavage ; pendant deux ans, j’ai fait des recherches, ensuite j’ai commencé à travailler.
En 2020, lors de la pandémie, mon partenaire – le père de mes enfants – est mort, donc je n’ai pas écrit pendant des mois, j’ai failli arrêter à jamais. Quand j’ai enfin repris le livre, j’ai découvert que le sujet avait changé, qu’en fait c’était une histoire sur le deuil ; j’étais en train de vivre le mien. Au lieu d’écrire l’histoire d’un système, je décrivais le deuil permanent vécu par les gens à l’intérieur du système, séparés de leurs familles, de leurs amis, des seules maisons qu’ils avaient connues. Mon roman porte sur ce deuil et sur ce qu’on fait pour vivre avec. Quant à Annis, elle ressent le désespoir le plus profond. Vers la fin du roman, elle prendra acte de tout ce qu’elle a fait pour résister au système, elle comprendra que la vie est un choix, qu’elle fait chaque jour lorsqu’elle se réveille au cœur de ce système horrible : elle choisit de vivre, de respirer, de résister, de marcher, de persister.
En 2000, vous avez perdu votre frère. Ligne de fracture et Le chant des revenants sont-ils issus de cette première perte ?
J’ai l’impression que la perte de mon frère est présente dans tous mes livres, à partir de Ligne de fracture, le premier roman, où j’ai utilisé certains aspects de sa personnalité pour construire les personnages principaux. Dans Bois sauvage, ma relation avec lui a informé une bonne partie des relations entre la fratrie. Le traitement le plus direct se trouve pourtant dans Les moissons funèbres, où je parle du fait d’être aux prises avec le deuil. Enfin, il est également présent dans Le chant des revenants : pendant la rédaction de la première ébauche, j’étais préoccupée par le va-et-vient entre deux narrateurs à la première personne très différents l’un de l’autre : Jojo et sa mère, Leonie. Ensuite j’ai découvert le personnage de Richie, le fantôme : je savais que Leonie avait perdu quelqu’un mais ce n’était pas clair. J’essayais de comprendre pourquoi elle était si abusive avec elle-même et avec les autres. Ce n’est qu’avec la rédaction de la douzième version que j’ai décidé que Leonie aurait perdu un frère, d’où le personnage de Given. Mais j’ai résisté : je ne voulais pas que le lecteur confonde son expérience de la perte de son frère avec la mienne.

Il y a aussi un fantôme, voire un « esprit », dans Nous serons tempête.
Il fallait que mes personnages possèdent quelque chose de la tradition spirituelle africaine de la région de leurs origines, que cela informe sur leur existence en Amérique. J’ai commencé à faire des recherches sur les traditions qu’ils auraient pu connaître, mais à l’écrit cela sonnait faux, du fait qu’ils avaient évolué aux États-Unis. Plus jeune, j’avais adoré Neil Gaiman – j’ai lu American Gods –, mais je n’avais pas envie de faire la même chose, à savoir qu’ils apportent leurs dieux anciens – de l’Afrique, en l’occurrence – dans le Nouveau Monde, où les anciens esprits auraient échangé avec les esprits de l’Amérique. Pour moi, il fallait que ces esprits soient présents, qu’ils incarnent des éléments magiques ou surnaturels, parce qu’à mon avis c’est de cette manière que certains de mes ancêtres ont pu résister et persister : certains d’entre eux ont pratiqué le vaudou, d’autres ont pratiqué ce qu’ils avaient retenu de leurs propres traditions, mélangé avec ce qu’ils avaient appris du catholicisme ; ces esprits devaient être des incarnations de cet endroit, de cette époque, des gens qui existaient à cet instant de l’Histoire, il fallait qu’ils soient particuliers et spécifiques. C’est de cette manière que j’ai conçu Asa, je me suis dit : « Et si Asa était l’esprit d’un orage que la grand-mère aurait rencontré pendant le Passage du milieu… » Ainsi ai-je trouvé sa voix, et celle de Celles-qui-prennent-et-donnent, un esprit de la Terre doté des milliers d’années d’expériences avec les êtres humains dans cet endroit, qui a pu témoigner de l’arrivée et du départ de nombreuses populations, qui a vu des éruptions de violence aussi bien que des expressions de solidarité.
Pour mettre en scène cette transmission spirituelle, vous remontez au Dahomey.
J’ai découvert un livre, Les amazones de la Sparte noire. Les femmes guerrières de l’ancien royaume du Dahomey ; l’image d’amazones noires m’a frappée, j’ai commencé à le lire, j’ai appris l’existence des épouses guerrières du roi. Si déjà l’expérience de l’esclavage me paraissait horrible, j’imaginais qu’elle le serait davantage pour une personne dotée d’une telle force, de telles connaissances, ayant précédemment exercé un tel pouvoir… pour ensuite être réduite au rang du bétail, d’un simple outil, transportée à cet endroit horrible, et obligée d’y vivre le reste de sa vie, tout en retenant ce qu’elle possédait à l’intérieur mais qu’elle ne pouvait exprimer. Comment naviguer avec tout cela ? Mama Aza le transmet à son enfant, celle-ci le transmet à la sienne, Annis, et c’est à ce moment que l’intrigue démarre.
Vous avez réussi l’exploit de superposer ce récit afro-américain sur celui de Dante.
Je suis retombée par hasard sur L’Enfer, c’était à la hauteur des yeux dans l’une des étagères de ma bibliothèque ; je savais déjà qu’Annis aurait accès à de multiples récits comme références pour l’accompagner pendant sa vie, pour l’aider à comprendre ce qu’elle doit affronter. L’Enfer sert à cela, entre autres, dans ce roman. C’est pareil pour mon utilisation du mythe de Médée, de l’histoire de Jason et les Argonautes dans Bois sauvage. Certains lecteurs repoussent l’idée que mes personnages puissent se référer à ce genre d’histoires ; à mon avis, on fait tous partie de la même tradition de narration, nous sommes tous des êtres humains habitués à nous raconter des histoires, dont l’homme a besoin pour comprendre sa vie, pour avancer, pour se sentir moins seul face à ses épreuves. L’Enfer, quand je l’ai retiré de mon étagère, faisait immédiatement sens : le tuteur l’aurait enseigné aux demi-sœurs d’Annis. Et celle-ci aurait été interpellée par la beauté du langage et la puissance de l’imagerie. Enfin, le trajet vers l’enfer servirait de parallèle pour son parcours, qui l’emmène du Sud supérieur jusqu’au Sud profond.
La métaphore fonctionne aussi d’un point de vue géographique : le Sud supérieur se situe à une altitude plus grande, alors que, là où j’habite, nous sommes au niveau de la mer. Donc le trajet entier d’Annis – vers la côte du Mississippi et de la Louisiane – fut une descente. En faisant des recherches, je me suis rendu compte que l’expérience des esclaves dans le Sud supérieur était très différente de celle dans le Sud profond : dans les plantations de coton sur le Mississippi ou dans le Delta ainsi que sur les plantations de canne à sucre dans la Louisiane, le système était plus sauvage et brutal. Autrement dit, plus tu descends vers le sud, plus le traitement était violent et inhumain, c’était comme une descente aux enfers.
Vos trois premiers romans se situent à Bois Sauvage. Ce roman-ci serait-il un préquel ? Quelle est la signification pour vous de cet endroit ?
En fait, je n’ai pas trouvé une manière de dire clairement : « Annis se trouve maintenant à Bois Sauvage. » Mais dans mon imagination c’est là qu’elle atterrit à la fin. Elle est ainsi liée à mes autres narrateurs. C’est une version fictive de DeLisle, toute ma vie j’ai réfléchi sur la question du chez-soi, du pays natal (home), l’idée qu’un endroit évolue, qu’il se transforme avec le temps, qu’on peut toujours y retourner, ou pas. J’essaie toujours de comprendre, c’est pour cela que j’essaie de peupler Bois Sauvage, de le rendre aussi compliqué et réel que possible, parce que j’approfondis ces questions : qu’est-ce qu’un chez-soi, qu’est-ce que retourner chez soi, ou vouloir y retourner sans pouvoir le faire ? Qu’est-ce qui reste constant à travers les décennies ou les siècles ? Que faut-il tenter de sauvegarder ? e suis toujours en train d’essayer de résoudre ces énigmes.
Nous serons tempête présente Bois Sauvage comme un endroit à la frontière : ni vraiment habité ni complètement sauvage, un peu flou, avec des personnages à la limite entre la vie et la mort, entre la liberté et la servitude.
Beaucoup de familles dans cette région ont une ascendance africaine mélangée. Mon père a fait plus de recherches que moi, mes sœurs aussi : c’est une population très mélangée, composée de pionniers français et espagnols, d’indigènes, de gens de couleur libres, d’esclaves libérés, il y est même question que certains de mes ancêtres auraient été haïtiens. Cette zone est si riche, j’aimerais pouvoir convaincre Henry Louis Gates, avec son équipe de spécialistes, de l’étudier !

On ressent chez vous un attachement à la terre.
Quand j’étais enfant, mes arrière-grands-parents étaient encore en vie, ils habitaient à quelques pâtés de maison de nous. Ils racontaient des histoires à mes grands-parents, à ma famille élargie – leurs parents et grand-parents avaient également vécu ici –, ça laisse un sentiment d’enracinement dans l’espace, dans un endroit. Cela et le fait d’avoir une petite ascendance indigène renforcent mon appréciation de la beauté de cette région, je l’adore !
On trouve chez vous de puissants échos de Faulkner.
Je retourne sans cesse à Tandis que j’agonise. Le chant des revenants était un road-trip, donc à l’époque de la rédaction je songeais à Tandis que j’agonise, mais également pour Nous serons tempête, pour son intrigue qui consistait à envoyer les personnages en voyage. Ce n’est pas vrai que de lui, mais j’adore Faulkner parce que j’aime la poésie, le rythme de son langage, l’imagerie, la métaphore, sa manière de construire un paragraphe qui peut s’étaler sur une page entière. Pour moi, l’expérience de la lecture de Faulkner est presque onirique, c’est une expérience immersive mais ce n’est pas comme si on était immergé dans le monde réel, il s’agit plutôt du sentiment d’être immergé dans un monde de rêves, j’adore cela ! Donc j’ai essayé de l’incorporer dans mon œuvre.
Votre univers rappelle celui des réalistes magiques de l’Amérique du Sud.
Jeune, j’ai adoré Gabriel García Márquez et Isabel Allende : ils fabriquent des univers où l’esprit est intégré au monde réel, lui-même composé de plusieurs couches ; il ne s’agit pas uniquement du monde visible, de ce que tu vois et ressens physiquement et matériellement. La magie existe, il y a un univers d’esprits, on n’est pas limité à ce qu’on peut vivre sur le plan physique.
On pourrait lire votre œuvre comme un long chant.
En partie, il s’agit des expériences que j’ai eues dans des concerts et dans des espaces religieux où des gens chantent et où leurs voix se mélangent – la sensation que cela me procure, c’est physique. C’est comme si je voulais mêler ma compréhension du chant à celle de l’eau, et la façon dont cela émeut l’esprit est liée à mes propres conceptions du divin dans le monde, sans doute cela se sent dans mes livres, mais pour l’instant je n’ai pas tout compris, tout résolu, j’y travaille encore.