L’un des intérêts de l’exposition que le musée Jacquemart-André consacre à Georges de La Tour est de montrer que sa peinture n’était pas si isolée que cela en son temps. On y admire aussi la transposition qu’opère La Tour depuis le répertoire biblique vers le registre du quotidien et la forme d’ambivalence thématique qui en résulte.
158, boulevard Haussmann, 8e arrondissement de Paris – Le plancher craque toujours sous l’épaisse moquette des salles d’exposition temporaire du musée Jacquemart-André habituellement transformées en bonbonnières. Elles sont cette fois plongées dans un clair-obscur passablement appuyé qu’on a cru seoir au maître de la peinture à la chandelle. Dans cette atmosphère de semi-recueillement compliquée par l’exiguïté des lieux, chacun s’agace forcément un peu de la présence de l’autre, et cherche comment composer au mieux son émotion personnelle afin que tous la devinent un peu quand même (l’attitude idoine consistant à fixer longuement une toile en souriant discrètement de béatitude).
C’est que la peinture de Georges de La Tour occupe une place à part dans l’imaginaire du public, tout particulièrement du public français, que satisfait son abord paradoxal : elle est à la fois élevée et accessible ; heureuse conjonction sur laquelle on s’empresse de faire tomber le mot de « grâce ». Ce qui signifie chez les amateurs les plus érudits qu’elle n’a ni les trivialités de ses homologues flamandes ou hollandaises, ni la violence de celle du Caravage dont elle procède cependant également. L’art de La Tour serait tout d’équilibre, et cet équilibre l’expression « d’une certaine permanence de l’art français », concluait Bruno Ferté dans la monographie qu’il lui consacrait à la toute fin du siècle dernier, couronnant ainsi l’opinion commune affermie par la vaste rétrospective organisée au Grand Palais en 1997, après celle, déjà décisive, de 1972, qui s’était tenue dans le lieu même – le musée de l’Orangerie – où le peintre avait été redécouvert en 1934. Cette exposition des « Peintres de la réalité » ne présentait encore à l’époque que treize œuvres attribuées à Georges de La Tour, parmi beaucoup d’autres. Celle du musée Jacquemart-André en réunit une trentaine, qui semblent avoir été davantage réunies en fonction de la disponibilité des prêts qu’en vertu d’un véritable choix.
Si l’on comprend que l’état de certaines œuvres interdise tout déplacement – le Saint Jérôme lisant (ca. 1621-1623) appartenant à la Couronne britannique n’a jamais fait le voyage à Paris, et c’est à se demander si le tableau a déjà quitté le château de Hampton Court –, on peut en revanche s’étonner que le musée du Louvre, pour ne rien dire de celui de Nantes, se soit montré si peu prêteur. Il ne s’est séparé que de son Saint Thomas à la pique (ca. 1630) et de La Fillette au brasero (ca. 1647), encore que celle-ci soit déposée au Louvre Abou Dhabi, gardant pour lui l’Adoration des Bergers (ca. 1645), sa version du Saint Sébastien soigné par Irène (1652, celle de Berlin n’est pas non plus exposée), et sa Marie-Madeleine pénitente (ca. 1640-1645), tandis que sa semblable de la National Gallery de Washington a bien traversé l’Atlantique. La coprésence de ces deux dernières peintures eût certainement été instructive, de même que celle du Tricheur à l’as de carreau (ca. 1636-1638, musée du Louvre) et du Tricheur à l’as de trèfle (ca. 1630-1634, Kimbell Art Museum), qu’on ne verra donc pas côte à côte. La Diseuse de bonne aventure (ca. 1630) est elle aussi demeurée au Metropolitan Museum, sans doute afin de ne pas réveiller le douloureux souvenir de sa sortie définitive de France et du scandale qui s’ensuivit lors de sa vente controversée à l’institution new-yorkaise en 1960.

L’attachement à la peinture de Georges de La Tour est en effet proportionnel à sa rareté, qu’on la situe sur le plan de la quantité (moins de cinquante œuvres lui sont aujourd’hui attribuées) ou sur celui de la qualité (peu sont médiocres et celles montrant la moindre faiblesse voient généralement celle-ci imputée à la main de son fils, Étienne, ou à celle d’un autre suiveur). Quant à sa singularité, qui constitue en quelque sorte le motif intime du lien qui l’unit à ses admirateurs, elle n’est pas exagérée ; simplement, on en a exagérément déduit que la peinture de La Tour était isolée en son temps. Que l’on soutienne l’influence italienne, comme Jacques Thuillier, ou que l’on plaide avec Jean-Pierre Cuzin pour l’hypothèse septentrionale, on semble n’en appeler dans les deux cas au détour par l’étranger qu’à la seule fin de remettre l’œuvre de La Tour dans le droit chemin de la peinture française, indépendante par esprit et synthétique par vocation (même s’il doit encore se trouver d’anciens étudiants de l’École du Louvre que hante toujours la voix de Thuillier leur répétant à satiété que La Tour était lorrain, lorrain et non pas français).
Or, l’un des intérêts de cette nouvelle exposition, si partielle et réduite que soit sa sélection, et si encombré de monde que son parcours puisse être, est qu’elle permet d’entrevoir le bénéfice que l’on pourrait tirer de localiser l’œuvre de La Tour un peu moins géographiquement et un peu plus artistiquement, tout en y regardant de près. L’accrochage du Reniement de saint Pierre (ca. 1615-1625, musée de la Chartreuse, Douai), par exemple, attribué à celui qu’en son temps Roberto Longhi avait nommé le Pensionnaire de Saraceni, en référence au caravagesque vénitien Carlo Saraceni dont ce peintre inconnu et probablement français aurait été l’élève, ne dépare en rien avec les La Tour exposés dans la même salle. Ferté a d’ailleurs suggéré que ce dernier avait pu découvrir l’œuvre du Caravage à travers son compatriote Jean Le Clerc, qui collabora lui-même avec Saraceni à Rome, s’il ne la connaissait pas de première main grâce à l’Annonciation (ca. 1608-1610) de Nancy, une toile du Caravage précisément exécutée pour les ducs de Lorraine, rappelle Ferté.
L’idée largement répandue selon laquelle La Tour aurait cependant épuré les compositions du Caravage n’est qu’à demi recevable. Elle l’est en ce qui regarde l’action, qu’il amenuit considérablement, même dans une scène de genre comme L’Argent versé (ca. 1630-1635, musée des Beaux-Arts, Lviv), tandis que le manque de tension des Joueurs de dés (ca. 1650-1651, Preston Hall Museum) affecte jusqu’à l’anatomie des figures, dont la mollesse dépasse ici les libertés que La Tour tendait de plus à plus à prendre dans ce domaine. L’atténuation tranche dans les deux cas avec la brutalité de La Rixe des musiciens (ca. 1625-1630, Getty Museum), qui n’est cependant pas exposée, et que l’on date, peut-être en raison de ce défaut d’épure, de sa première période. Quoi qu’il en soit, cette idée est encore pertinente en ce qui concerne l’iconographie explicitement religieuse : chez La Tour, les saints ne sont pas pourvus d’auréoles (à l’exception notable du Saint Jérôme pénitent, ca. 1624-1650, de Grenoble), ni les anges d’ailes, si bien que l’on confond les premiers avec des hommes du peuple et que l’on prendrait volontiers les seconds pour des anges véritables.

Aussi l’un des attraits qui émane de son œuvre pour des yeux modernes (et sans doute aussi pour ceux de ses contemporains) repose-t-il sur la grande transposition qu’opère La Tour depuis le répertoire biblique vers le registre du quotidien, et sur la forme d’ambivalence thématique qui en résulte. De même, en effet, que la femme de Job (ca. 1625-1650, musée départemental d’art ancien et contemporain, Épinal), chère à René Char, est d’une monumentalité analogue à celle de ses différentes Madeleine pénitente, de même celles-ci paraissent entourer d’un cercle de figures sœurs sa Femme à la puce (ca. 1632-1635, musée lorrain). Sans être inédit, le sujet est inattendu, extraordinairement dépouillé et géométrisé comme pourrait l’être un Vermeer, si ce dernier, comme La Tour, ne portait une attention aiguë aux habits. C’est sur ce terrain que la notion d’épure perd de sa vigueur, car, si La Tour restreint effectivement l’espace pictural caravagesque, ses personnages portent en revanche des costumes d’une somptuosité et d’une précision ornementale telles qu’ils n’ont pas leurs pareils chez ceux du Caravage.
Certes, quelques-uns d’entre eux s’effilochent, comme s’effrange la cape du Saint Jérôme de Grenoble, là où le pendant de Stockholm est au contraire aussi impeccable qu’est bien repassé le tablier de la Vieille femme (ca. 1618-1619) de San Francisco ; certes, le coude de celle du Couple de paysans mangeant (ca. 1620, Gemäldegalerie, Berlin) est rapiécé ; certes aussi, un bouton manque à la veste de Saint Thomas à la pique, et Saint Jacques le Mineur (ca. 1624-1650, musée Toulouse-Lautrec) a les ongles en deuil. Mais ces derniers sont moins sales que les pieds des pèlerins de La Madone du Rosaire (ca. 1606-1607, musée d’histoire de l’art, Vienne) du Caravage, ou même la table de son Saint Jérôme écrivant (ca. 1606, galerie Borghèse) s’écharde, comme sont troués les gants de son tricheur de Fort Worth (ca. 1595), pour ne rien dire des deux griffures de sang qui lacèrent sans raison apparente l’une des poires posées devant son Joueur de luth (ca. 1595-1596) sensuel de Saint-Pétersbourg.
Rien de tout cela, en effet, chez La Tour, où seules les aiguillettes dénouées du pourpoint de son Tricheur à l’as de carreau suggèrent un certain laisser-aller vestimentaire et, par rebond, moral. Mais la principale différence d’avec Caravage qui se matérialise chez celui-ci au dernier degré dans son Incrédulité de saint Thomas (ca. 1603, Gemäldegalerie, Berlin), et peut-être la principale divergence d’avec la plupart des contemporains de La Tour qui ont cependant pu l’inspirer, provient d’une autre caractéristique de sa peinture. Une caractéristique, et non une règle si l’on songe à l’exemple obstinément contraire de la Femme à la puce, mais suffisamment insistante pour attirer l’attention : l’absence, ou plutôt la réticence, du contact. Les mains, si présentes dans son œuvre, ne paraissent toucher toutes choses – quand elles touchent quelque chose ou quelqu’un – que du bout des doigts.
Ainsi de la lettre de son Saint Jérôme lisant (ca. 1640, huile sur toile, musée Lorrain), comme de la chandelle qui en traverse le papier, tout près de le brûler ou de révéler par transparence une signature qui pourrait être celle du peintre ; ainsi de cette autre chandelle que tient la femme de Job tandis qu’elle l’admoneste de l’autre main tout en répugnant à le toucher, contrairement à l’ange – l’enfant – qui serre le poignet de Joseph endormi dans L’Apparition de l’ange à Joseph (ca. 1628-1645, musée d’Arts, Nantes) avec une infinie délicatesse, ou bien encore de ce geste partout répété d’une main protégeant la flamme d’une bougie tout en paraissant la bénir ; leitmotiv dont la Sainte Anne trinitaire (ca. 1640) de Rennes constitue d’une certaine façon l’accomplissement, l’Enfant emmailloté reposant à peine entre les doigts précautionneux de sa mère qui semblent le soupeser.
Dans cette poétique de l’effleurement, quelque chose de la manière même de peindre de Georges de La Tour – « à fleur de toile », disait Cuzin dans le catalogue de 1997 – se dévoilerait sans se révéler pour autant. Il n’est que d’observer de près le foyer de la pipe de son Souffleur (1646, Fuji Art Museum) pour voir qu’à la pointe du pinceau il y a déposé deux charges inégales, l’une de rouge, l’autre de blanc, se détachant du fond des cendres de même que le brasier qu’elles désignent illumine le visage du jeune homme feignant de l’attiser, puisque sa bouche est close. Son œil noir est semé d’un rehaut blanc étrangement placé en arrière de la pupille suivant un procédé propre à La Tour, un rehaut à peine plus grand que ceux des deux braises, et d’une surface proportionnelle à celle de la perle baroque qui pend à l’oreille de la femme de Job juste au-dessus de son œil également penché vers celui du malheureux.
Sans ces touches infimes, il est probable que la peinture de La Tour ne perdrait rien de sa rousseur ; les vastes plages de rouge qui enveloppent le regard suffiraient à en préserver l’incandescence. Elle perdrait certainement, toutefois, quelque chose de sa douceur, de sa tendresse même, qu’assourdit la rigueur de ses mises en page. En sorte que s’il fallait chercher un sens au « mystère La Tour » si chèrement défendu par ses promoteurs, peut-être le rencontrerait-on dans cette distance infime qui sépare la lumière de l’obscurité, et dont l’éclat ne se diffuse pour ainsi dire qu’en surface, à la surface de ces êtres qui paraissent n’être là que pour l’aviver, soit qu’ils soufflent dessus, soit que leurs mains le dissimulent, l’ombre n’étant faite, chez La Tour, que pour abriter la clarté et, disait Char, « maîtriser les ténèbres ».