À une quarantaine de kilomètres au sud-ouest d’Édimbourg, dans les Pentland Hills, désert de landes et de collines, se trouve le jardin de Ian Hamilton Finlay (1925-2006), Little Sparta, une des créations « paysagères » les plus importantes de la fin du XXe siècle. Le poète et artiste le conçut et y travailla de 1966 à sa mort avec l’aide de son épouse, Sue.
Finlay, qui avait été soldat (pendant la Seconde Guerre mondiale), berger dans les îles Orkney, poète, plasticien et directeur d’une maison d’édition, jugea en 1966 que la poursuite de son travail littéraire et artistique, sa réflexion morale et philosophique, n’étaient possibles qu’à travers un jardin. Ainsi naquit le jardin de Stonypath, dont il consentit (parfois) à se dire l’« AVANT-GARDEner », autour d’une ferme isolée qui portait ce nom et appartenait à la famille de sa femme.
Quelques années plus tard, il le rebaptisa Little Sparta (« La petite Sparte »), lors d’un conflit avec les autorités locales, dépendantes d’Édimbourg (« l’Athènes du Nord »), qui lui avaient envoyé des agents du fisc, soucieux de soumettre à l’impôt son « Temple d’Apollon », un corps de ferme qu’il avait transformé, « dans le style de Canova », en lieu spirituel dédié au dieu des arts. À leurs yeux, ce n’était pas un édifice religieux mais une galerie d’art avec boutique commerciale (on y vendait quelques objets et livres). En cette occasion, les fonctionnaires avaient été accueillis par Finlay et ses amis lourdement armés de pistolets à eau.
Ce très long conflit, sur lequel Finlay écrivit quelques pasquinades (Despatches from the Little Spartan War, par exemple), n’était pas aussi « folklorique » qu’il pourrait paraitre : il fit se confronter deux conceptions de l’art, l’une légaliste, administrative et surplombante, l’autre spirituelle, ouverte et indissociable de la vie de tous les jours. Le jardin allait, entre autres choses, mettre en scène les principes de l’artiste-poète sur le sujet, parfois sur un mode martial car, il se plaisait à le dire, « un jardin, ce n’est pas un refuge mais une attaque ».
Toujours est-il qu’avant, pendant et après cette « guerre », Little Sparta continua d’être façonnée sur ses deux hectares et dans ses neuf jardins (le Jardin Romain, le Jardin Forestier, etc.) autour de motifs particuliers auxquels renvoyaient des végétaux et des installations artistiques spécifiques de bois, de pierre, de terre cuite… soigneusement disposées par rapport au paysage et gravées de mots ou de citations. Pierres, colonnes, stèles, ponts, statues, délivrent ainsi de mystérieux messages en dialogue avec un environnement tant physique qu’intellectuel et même social. En effet, si le concepteur des centaines d’œuvres qu’il abrite est bien Finlay, les réalisateurs en sont les sculpteurs, charpentiers, maçons, potiers, céramistes, graveurs en lettres… qui les ont fabriquées « sur mesure » d’après ses indications.
Les poèmes de Little Sparta, puisque c’est ainsi que Finlay considérait toutes les inscriptions figurant sur les rochers, objets et monuments du jardin, sont très brefs (quelques mots, des lettres) et souvent humoristiques ; ils s’émancipent de la poésie dans le sens où ils n’appartiennent plus à la page ni à la voix d’un lecteur mais trouvent leur place dans le monde. Ils s’y insèrent, le commentent, le métaphorisent, le problématisent. Tirés de l’œuvre de Finlay (consacrée surtout à la poésie concrète) ou d’autres sources, ils répondent dans des langues diverses à ses préoccupations sur l’art, l’utopie et l’histoire, la morale et le politique. Ils répondent aussi à des angoisses humaines, particulièrement aigües chez lui, concernant le temps et son écoulement.
L’emplacement même de Little Sparta, à la limite des landes désertes qui menacent de le reconquérir, témoigne du fort sentiment d’éphémérité de l’artiste. Un poème gravé à même un gros rocher situé à la limite entre nature jardinée et nature « naturelle » le souligne et le résume en un seul mot : « FRAGILE ». Le paradoxe, l’allusivité, l’ambiguïté, l’humour, sont ainsi les armes défensives de Finlay et celles de sa pensée.
« MARE NOSTRUM », dit une plaque apposée sur un orme ; « LITTLE FIELDS – LONG HORIZONS », signalent des blocs d’ardoise insérées dans un mur de pierres ; « THE/PRESENT/ORDER/IS/THE/DISORDER/OF/THE/FUTURE/SAINT/JUST », affirment onze fragments brisés reposant dans l’herbe. L’arbre bruisse sans doute comme un océan pour les Finlay lorsque le vent souffle dans ses branches. Les « petits champs » et « les horizons » sont autant réels que métaphoriques et entrent dans un rapport différent suivant qu’on lit « long » comme un adjectif ou comme un verbe (« désirer »). La phrase de Saint-Just, de son côté, se prête à deux interprétations : l’ordre d’aujourd’hui apparaîtra demain comme son contraire ; ou bien, l’ordre d’aujourd’hui porte en lui les germes du désordre de demain.
L’oscillation entre le sérieux et le jeu, le sublime et le trivial, l’idiosyncratique et la (grande) Culture, est constante, renvoyant le promeneur/lecteur au monde quotidien et intime de l’artiste aussi bien qu’à l’important corpus de savoir qui fut le bagage des classes éduquées de la première moitié du XXe siècle.
Dans Little Sparta, les couches d’allusions se superposent ; affleurent l’Arcadie, les guerres et les révolutions (surtout la révolution française), l’univers classique et ses mythes, l’histoire de la peinture, de la sculpture, de l’architecture, la philosophie morale et politique. Les renvois et les contrastes font sourire, mais la conviction que l’art est l’essence de l’humain constitue toujours la grande impulsion qui modèle ces œuvres disparates. Surtout, les références de Finlay ne sont pas des « thèmes » mais des métaphores de ce qu’il considérait comme devant être la position de l’artiste dans le monde, sur le plan moral et esthétique.
Ceci est vrai jusque dans les amusants « tableaux vivants ». Ainsi, la petite dalle gravée A.D. placée dans un vague parterre renvoie et ne renvoie pas à Anno Domini (avant Jésus-Christ dans l’habitude anglo-saxonne) et à Albert Dürer, la graphie étant celle du monogramme du peintre-graveur ; elle sert à signer et délimiter un petit carré d’herbes folles bien réel qui « reproduit », autant que les saisons le permettent, la célèbre aquarelle La grande touffe d’herbes de l’artiste allemand. Deux lettres donc pour suggérer tout cela.
Même les installations plaisamment « immersives » de Little Sparta rappellent le caractère esthétique et historique de toute expérience, sa complexité et sa simplicité. Finlay veut faire voir et faire lire la présence de l’art dans le moindre geste et la moindre pensée. Entrons dans le Jardin Anglais, poussons le portail miniature qui porte le panneau « ECLOGUE » (églogue en anglais), et pénétrons dans l’enclos miniature entouré de pierres sèches, destiné sans doute à des moutons miniatures. Nous pouvons y faire l’expérience d’une réalité imaginaire, celle de la pastorale, que l’aménagement de l’espace, les matières et les couleurs, un poème en référence à Virgile (ECLOGUE/FOLDING/THE LAST/SHEEP), servent à illustrer, célébrer, historiciser. C’est en baissant le regard vers un espace près du portail que nous lisons, séparé du reste, « THE LAST », et comprenons que cette « églogue » de pierres, de bois, d’herbe, de bergers et moutons invisibles (sauf si nous les incarnons), est une élégie à la pastorale et sans doute aussi une élégie de Finlay septuagénaire à lui-même.
Mais comme l’« Églogue » écossaise de Little Sparta, parlante, spirituelle et laconique, se trouve un peu loin, rendons-nous plus près de chez nous dans le jardin de la Fondation Cartier à Paris et contemplons les (seulement) neuf morceaux de pierre gravés en français (cette fois-ci) : « L’ORDRE/PRÉSENT/EST/LE/DÉSORDRE/DU/FUTUR /SAINT/JUST ».