Le nouvel ouvrage de Robert Darnton revient sur les rapports entre Lumières, livres, gens de lettres et Révolution. En reconstituant les parcours des auteurs publiés à la fin du XVIIIe siècle, il interroge le statut et le rôle des écrivains, partie prenante de la « révolution culturelle » qui se joue à cette époque.
À l’ancienne question de savoir si « les livres font les révolutions », pourrait s’ajouter celle consistant à se demander si leurs auteurs les font également ? À la première d’entre elles, Tocqueville ou Taine ont répondu par l’affirmative en pointant la responsabilité des idées philosophiques dans l’effervescence qui a ébranlé l’Ancien Régime. En 1933, l’historien de la littérature Daniel Mornet imputait aussi à la diffusion des imprimés, de l’ouvrage de haute volée au simple libelle, l’essor d’un esprit public plus critique et d’une politisation élargie. Par la suite, l’histoire du livre et de la lecture a permis de nuancer de telles appréciations qui tendent à établir une relation trop univoque entre le contenu du livre et l’effet qu’il produit. Roger Chartier nous a depuis longtemps invités à ne pas aller ici trop vite en besogne (Les origines culturelles de la Révolution française, 1990). Répondre à la seconde suppose de retracer les origines sociales, les itinéraires professionnels et les engagements des écrivains.
L’œuvre de Robert Darnton s’est de longue date efforcée de reconstituer le corpus des textes qui circulaient au dix-huitième siècle sur un marché de l’imprimé en expansion et en voie de diversification. Son entreprise prêtait une grande attention aux conditions de production des textes. Conditions légales, juridiques et politiques déterminées par une active censure royale ; conditions sociales et économiques façonnées par la condition des auteurs, l’organisation des métiers du livre et l’essor d’un capitalisme commercial assez agressif dans le monde de la Librairie (L’aventure de l’Encyclopédie, 1775-1800. Un best-seller au siècle des Lumières, 1982). Cette œuvre est de celles qui ont contribué à modifier notre compréhension des Lumières et de leur diffusion, lesquelles ne peuvent se résumer aux seules approches de l’histoire intellectuelle et des idées.
L’exploitation des archives des libraires et des éditeurs implantés aux frontières du royaume, celle des registres des saisies des douanes ou des papiers de la police du livre, ont aussi conduit à mieux prendre en compte l’importance de la littérature contrefaite – et surtout prohibée – dans l’ensemble du corpus imprimé au XVIIIe siècle en sus des publications dûment autorisées (Un tour de France littéraire. Le monde du livre à la veille de la Révolution, 2017). Les ouvrages des grands noms de la philosophie des Lumières circulent bien sous le manteau dans le royaume. Mais ils voisinent avec les chroniques scandaleuses visant les grands du royaume, avec les textes pornographiques, les pamphlets politiques et autres imprimés mineurs inspirés par les affaires du temps (The Forbidden Best-Sellers of Pre-Revolutionary France, 1995).
Tous ces textes qui ont leurs publics peuvent valoir à leurs auteurs les foudres de la police du livre, un séjour à Bastille, la saisie et la destruction de leur production. Leur diffusion et leur lecture ont possiblement accompagné un processus de désacralisation des pouvoirs et de politisation des débats au sein d’une sphère publique élargie (L’humeur révolutionnaire. Paris, 1748-1789, 2024). Au-delà des imprimés eux-mêmes, quelle part revient aux auteurs dans cette dynamique de transformation politique et culturelle, à leurs intentions subversives ou à leur pouvoir d’influence, selon leur origine, leur position sociale et leur nombre ?

La sociologie du monde des lettres intéresse Darnton depuis longtemps. Contrairement à ce que ce dernier ouvrage laisse entendre, l’étude prosopographique des personnes identifiables comme écrivains en France, réalisée à partir d’almanachs ou de répertoires littéraires, avait déjà été proposée voici une trentaine d’années dans un autre ouvrage de l’auteur (Gens de lettres, gens du livre, 1992). Entre 1750 et la Révolution, la démographie estimée des littérateurs double pour atteindre environ 3 000 individus. Ce sont en majorité des hommes, âgés d’une petite cinquantaine d’années, pour la plupart issus du tiers état et de la « bourgeoisie des talents », même si les élites traditionnelles du clergé et de la noblesse représentent un gros tiers de l’effectif. Ils sont principalement originaires de la France des villes et de la partie septentrionale du royaume, située au nord d’une ligne imaginaire reliant Saint-Malo à Genève.
L’originalité du propos, sinon la nouveauté de cette géographie culturelle bien connue, n’est pas là. Elle tient à l’intention affichée de reconsidérer une thèse majeure défendue depuis les années 1970 par l’auteur, celle des « Rousseau du ruisseau », consistant à attirer l’attention sur le rôle culturel et politique des laissés-pour-compte de la république des lettres avant la Révolution (Bohème littéraire et Révolution. Le monde des livres au XVIIIe siècle, 1983). Dans une société qui ne reconnaissait pas les droits d’auteur, où les relations sociales étaient largement déterminées par des rapports clientélistes, vivre de sa plume et de ses talents n’avait rien d’évident.
Seule une trentaine d’écrivains pouvait y prétendre. Assez rares furent les élus jouissant des protections nécessaires pour accéder à la reconnaissance des sociétés littéraires et savantes, aux prébendes liées à l’obtention d’un poste dans quelque périodique privilégié ou institution académique, aux pensions que conférait le soutien d’un généreux mécène. Les cohortes d’écrivains et d’intellectuels indigents qui ne purent se faire une place dans les institutions culturelles de l’Ancien Régime trempèrent leurs plumes dans le venin de leurs ressentiments pour produire d’acerbes pamphlets ou de la « basse littérature », avant de convertir progressivement leur critique radicale de l’Ancien Régime culturel en une critique de l’Ancien Régime dans son ensemble.
Parmi ces « Rousseau du ruisseau » méprisés par Voltaire, contraints de louer leur plume mercenaire, surveillés, embastillés et parfois retournés par la police qui les contraignait à travailler pour elle, ainsi Brissot ou Restif de la Bretonne, on reconnaît Marat, Fabre d’Églantine, Desmoulins, Gorsas, Pétion pour n’en citer que quelques-uns. Tous ceux-là jouèrent un rôle pendant la Révolution accréditant l’idée que des intellectuels frustrés dans leurs espoirs de reconnaissance et d’ascension sociale pouvaient « faire les révolutions ». Avec La condition d’écrivain, Robert Darnton revient sur les débats que cette thèse, novatrice en son temps, a suscités (The Darnton Debate : Books and Revolution in the Eighteenth Century, 2007), pour la nuancer, ne serait-ce que parce que les productions littéraires d’un moment ne préjugent pas forcément des engagements politiques futurs de leurs auteurs par temps de révolution.
À partir de l’évocation de trois carrières d’écrivain de profils différents, l’abbé Morellet, Baculard d’Arnaud, Pierre-Louis Manuel, Darnton s’efforce de présenter les dégradés de la condition d’écrivain à la fin du XVIIIe siècle. Le succès du premier d’entre eux tient à la protection de Voltaire, à celle de puissants ministres et à la fréquentation assidue des salons philosophiques en vue. Le second, incarnation de l’homme de lettres moyen, échappe à la précarité au prix de l’intense production d’une littérature sentimentale à la mode. En revanche, le troisième, Manuel, dont on retrouve trace dans les papiers de la police, a tous les traits de « l’écrivassier » condamné aux expédients de toutes sortes pour survivre.
La Révolution vient bouleverser cette hiérarchie. Morellet perd le bénéfice d’une accumulation trop dépendante des institutions culturelles et du fonctionnement social de l’Ancien Régime. À l’inverse, Manuel profite du nouveau régime des publications et de la liberté de la presse à partir de 89. Il met sa plume au service de ses ambitions politiques avant d’être victime des luttes entre factions révolutionnaires. Baculard d’Arnaud, quant à lui, tente de se maintenir difficilement en produisant sans relâche pour satisfaire les attentes du public.
Là encore, la nouveauté ne tient pas au rapprochement de ces trois portraits, dont on trouve déjà les éléments dans d’autres ouvrages de Darnton, mais dans leur mise au service d’une réflexion sur les évolutions du statut de l’auteur entre Lumières et Révolution. Peu autonomes, prisonniers des réseaux de clientèle, certains entrevoient déjà les potentialités que recèle le marché du livre et les effets d’une relation directe avec le public, seul maître du goût. On se trouve alors entre le temps de la « naissance de l’écrivain » au XVIIe siècle, période inaugurée par la structuration du mécénat princier lorsque se mettent en place les académies royales, et celui d’un marché libéralisé du livre à partir de la fin du XVIIIe siècle qui accompagne l’ouverture de la « sphère publique ». Ce livre veut contribuer à une réflexion sur l’auctorialité au moment où se déploie une véritable « révolution culturelle » après l’effondrement des institutions d’Ancien Régime et la reconfiguration du champ littéraire et artistique, porteuse de nouvelles formes de reconnaissance.
Mais l’ouvrage refermé, le lecteur peut avoir le sentiment de rester sur sa faim, sinon de déjà-lu. On regrette que ce dernier livre n’ait pas été l’occasion d’une réflexion un peu plus poussée, rétrospective et historiographique, sur la contribution fondamentale de la vingtaine d’ouvrages et des dizaines d’articles que l’on doit à l’auteur au chantier de l’histoire du livre et de la lecture, de la communication et de la sociologie de la culture au temps des Lumières. L’ambition affichée souffre aussi d’une réflexion sociologique, finalement limitée, sur les transformations du statut de l’auteur entre Ancien Régime, Révolution et premier âge libéral, si l’on songe aux propositions aujourd’hui disponibles allant, par exemple, d’Alain Viala à Gisèle Sapiro.
Mais satisfaire à de telles attentes, c’eût été – peut-être – risquer de perdre une frange du lectorat séduite par l’incontestable talent de plume de Robert Darnton. Frotté de journalisme en sa jeunesse, celui-ci est toujours habile à brosser un portrait et à croquer une anecdote, apte à embarquer son lecteur dans l’arrière-boutique d’un libraire, l’atelier d’un imprimeur, l’antichambre d’un ministre ou dans un salon philosophique. Gageons qu’un ouvrage qui se lit agréablement peut aussi donner à réfléchir. Finalement, le clin d’œil est là : au XXIe siècle, l’historien aussi peut se vouloir auteur.