Le retour de Voltaire

Nous sommes en mesure d’annoncer une bonne nouvelle aux lecteurs déconfinés ou reconfinés et sans doute un peu déconfits devant nos performances prophylactiques. Qu’ils se réjouissent : Voltaire est de retour. Pourtant chassé dans un recoin poussiéreux par le balai (d’ordinaire mieux inspiré) de Régis Debray dans ses Aveuglantes Lumières (Gallimard, 2006), il revient même sonner deux fois à la porte. D’abord avec ses époustouflantes Questions sur l’Encyclopédie (Bouquins), dispersées depuis deux siècles ; ensuite avec Le Voltaire de Beuchot, éminent éditeur de ses œuvres au début du XIXe siècle.


Nicolas Morel, Le Voltaire de Beuchot. Une édition savante sous la Restauration. Georg, 592 p., 29 €


Pourquoi tout ce qui touche à Voltaire nous importe-t-il tant ? Non pas parce qu’il serait le père de l’antisémitisme contemporain, thèse clairement erronée car anachronique. Pas non plus parce qu’il illustrerait la compromission naïve de l’intellectuel frondeur avec le pouvoir ; en l’occurrence, servir auprès de Frédéric II de Prusse avant d’en souffrir pour excès d’insolence n’autorise guère l’ire (surjouée) du conseiller mitterrandien. L’attraction du « despotisme éclairé » sur M. de Voltaire est nettement erronée, car anachronique autant qu’oxymorique : pour Voltaire, il n’y a pas de despote éclairé, Frédéric II est un monarque absolu. Pas davantage, enfin, parce que Voltaire serait l’apôtre de la liberté de penser comme prérogative absolue de la conscience individuelle : la fameuse « tolérance » voltairienne prône le droit à l’expression d’une religion minoritaire, droit restreint par rapport au culte officiel, dont les privilèges résultent de chaque histoire nationale.

Il s’agit d’autres raisons plus solides. Tout d’abord, Voltaire impulse et immortalise un trait devenu national, l’anticléricalisme. Il est ensuite le premier écrivain célébré de son vivant comme un grand homme, c’est-à-dire un héros historique à l’instar des rois et capitaines. Il est aussi le premier intellectuel moderne, celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas (affaires Calas, La Barre, etc.), et le premier écrivain total, avant Goethe et Hugo : poète épique, dramatique, satirique, philosophique, épigrammatique, badin ; romancier ; historien ; philosophe ; encyclopédiste ; vulgarisateur ; poéticien ; polémiste ; biographe et autobiographe ; épistolier, etc. Également le premier auteur en langue vernaculaire à viser une diffusion européenne. Enfin, il est le seul auteur capable de rivaliser avec La Fontaine, par ses vingt-sept fables philosophiques en prose, dont l’inégalable Candide.

Bien que la thèse doctorale ne soit pas un genre littéraire apprécié des Lumières, en France du moins, Nicolas Morel en presse d’un doigt ferme les deux fortes mamelles : la clarté didactique et l’information précise. Grâce à lui, nous n’ignorons plus rien des acteurs, circonstances, intentions, qui ont accompagné la première « édition savante », au XIXe siècle, par le premier éditeur n’ayant pas connu l’auteur, des Œuvres de Voltaire (70 vol., 1828-1834). Il s’agit donc d’un travail historique, et donc biographique, économique, sociologique, idéologique. Comparatif aussi : en quoi consiste précisément la spécificité de Beuchot par rapport à ses devanciers et successeurs, dont l’édition internationale d’Oxford en cours d’achèvement (150 volumes) ? L’enjeu se devine sans peine : quelle image de Voltaire, et par là des Lumières, le travail de Beuchot installe-t-il en ce premier tiers agité du XIXe siècle ? L’objet est précis, l’angle large, la méthode adéquate, les sources abondantes (correspondances inédites d’humbles acteurs culturels). Reste à digérer les 600 longues pages, par bonheur élégantes.

Nicolas Morel, Le Voltaire de Beuchot. Une édition savante sous la Restauration

« Voltaire, en pied, de profil à gauche, les paumes des mains en avant, perruque, sans bonnet », estampe © Gallica/BnF

Il en résulte une double réhabilitation, qui contredit la tradition savante : la fameuse édition Moland de la fin du XIXe siècle – sans doute assimilée aux supposés progrès de l’histoire littéraire – n’est en fait « qu’une réimpression » de Beuchot, enrichie au plan épistolaire. Le reproche ne s’adresse pas aux seuls voltairistes, car l’érudit bibliothécaire, bibliographe, bibliophile, est le « grand absent de toutes les histoires de l’édition française du XIXe ». Dont acte. J’en suis d’autant plus satisfait que je rougissais in petto d’avoir introduit en contrebande des pages du Beuchot dans une édition courante…

Plus qu’un éditeur « commercial », Beuchot est un éditeur déjà « savant », et qui ne doit rien au contexte romantique, fait à méditer : « Et si les faiseurs de livres n’étaient pas toujours ceux qui les écrivent ? » Car Beuchot défend par avance ses droits d’auteur, en cette période cruciale pour la législation du domaine. Autre question : à qui s’adresse une édition aussi chère (300 francs), aussi volumineuse ? Impossible de la ramener, comme d’ordinaire, à une pure intention polémique soi-disant caractéristique de l’époque. Beuchot et d’autres avec Rousseau entendent construire un « monument littéraire ».

D’où cette interrogation : « a-t-il une valeur biographique ? », est-ce une nouvelle Vie de Voltaire entre « celle combative, militante de Condorcet et Decroix [édition de Kehl, animée aussi par Beaumarchais], et celle minimaliste et bourgeoise » du Homais flaubertien ? Quelle portée politique accorder à ce monument érigé au milieu de recompositions échevelées, alors que Beuchot « ne parle jamais de politique » ? Avec cette édition, « Voltaire accède définitivement au statut de “classique’’ » ; mais que signifie exactement ce terme ? Voltaire devient-il un classique intemporel, ou un classique français, donc national, voire monarchiste, à côté de La Fontaine, Pascal, Corneille, Racine, publiés chez le même libraire (Lefèvre) ? Mais alors, convenait-il de tout publier ? La question nous remue encore, avec Mein Kampf ou Céline. Mais elle a aussi sa spécificité. Tout ce qu’on attribue à Voltaire est-il bien de lui ? Que reste-t-il à découvrir ? Comment procéder dans le cadre prédéfini de 70 volumes ? Quel appareil critique édifier (préfaces, notes), au risque d’enfermer l’auteur dans un passé révolu, d’accomplir « un geste mémoriel » ? Nouvelle question épineuse : que faire du plan des Œuvres complètes validé par Voltaire en 1777, quand d’autres textes ont depuis surgi ?

« Innovant à plus d’un titre, le Voltaire de Beuchot, successeur de Kehl et réinvesti par Moland, reste, indirectement, le modèle éditorial de référence, au moins jusqu’à ce que soit achevée l’édition d’Oxford », qui suit pour la première fois un ordre chronologique en obéissant à une logique internationale de très longue haleine. L’étude des correspondances montre un passage de témoin entre Decroix et Beuchot, mais aucune collaboration érudite internationale, malgré l’essor philologique allemand. L’énorme travail de Beuchot, bibliographe officiel dès Napoléon, reste hexagonal, mais méticuleux : son édition de Voltaire a demandé plus de trente ans. Il semble difficile de lui attribuer des opinions politiques tranchées, même si la monarchie constitutionnelle de Louis-Philippe satisfait ses penchants libéraux.

En fait, sa principale conviction porte sur « un mouvement de l’histoire » orienté par le progrès de la civilisation, « au-delà des contingences historiques ». Cette conception marque sans conteste son travail, qu’il paraît donc vain de vouloir rattacher aux brûlantes polémiques contemporaines. Il a obtenu pour son labeur un contrat à revenu fixe, et défend ses droits d’auteur quand des concurrents prétendent reproduire ses commentaires. Son statut se situe ainsi entre l’auteur et l’éditeur, avec l’idéale visée de restituer l’œuvre éditée au plus près de sa conception originelle (par exemple en extrayant les Lettres philosophiques du Dictionnaire philosophique, devenu un immense fourre-tout éditorial). Les acheteurs souhaitaient acquérir une édition fiable, des inédits, bien plus que satisfaire leurs passions politiques. Mais Beuchot, seul en l’occurrence, ne prétend pas leur apporter une collection véritablement complète, tant l’ouverture des archives multipliait les trouvailles.

On conclura qu’il s’agit là d’un superbe travail, aussi intelligent qu’érudit et bien rédigé. Un modèle du genre qui fera date, on ne prend aucun risque à le prédire.

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