Oui, la biographie se porte bien, elle nourrit la litanie des demandes en bibliothèque dont se moquait jadis Escarpit – « Donnez-moi un roman ou une biographie ». On édite donc pour un public averti et sous le signe du roman d’une vie, car la Révolution s’y prête, trois Robespierre : l’un soboulien, mais venu d’Australie, Robespierre. Une vie révolutionnaire de Peter McPhee ; un autre, très officiel, d’Antoine Boulant, Robespierre. La vertu et la terreur ; et en prime celui d’un impétrant, Simon Mauger, Robespierre l’innocent, un plaidoyer affiché dès la préface signée Jean-Luc Mélenchon. Le menu se complète d’un Marat anglais et d’un Gracchus Babeuf par son spécialiste reconnu.
Que dire pour un champ que l’on croit saturé quand chaque Robespierre se juge à l’aune des lectures antérieures et que les synthèses marquent d’abord les centres d’intérêt de leurs auteurs ? Ce savoir cumulatif n’apporte que peu, à moins de poser l’écrivant en penseur ultime et majeur, versant classique ; sur l’autre pan, on peut maintenir ou raviver des polémiques qui se redorent des régressions du champ politique vers les extrêmes. Ainsi Robespierre continue-t-il de supporter la puissance du désir de maintenir un mythe révolutionnaire comme nécessité. Point d’objet froid : la puissance contre-factuelle de ses écrits a cristallisé les rejets et les adhésions d’un temps absolu, jadis ou aujourd’hui, qui n’est que l’exact contraire de ce qui fit son succès d’actualité combattante. A ce titre, l’objet, l’étude elle-même refroidit, quoi qu’il en coûte, ce qui fut une pratique de lutte.
Le philosophe Jean-Claude Milner a parlé de Relire la Révolution, ce qui ne cesse de se faire particulièrement sous l’égide du nom de Robespierre. Dès 2003, le psychanalyste Jean Artarit dit la béance du sujet dans son très psychologisant Robespierre ou l’impossible filiation, qui fait du bruit, Laurent Dingli en faisant des gorges chaudes tout en restant presque dans la même tentation d’« illusion biographique. » On revient ensuite vers l’archive avec Hervé Leuwers, actuel président de la Société d’études robespierristes, dont le Robespierre de 2014 a été attentif à la genèse arrageoise de l’homme ; il y retournera pour une synthèse avec L’homme derrière les légendes en 2019. Tous veulent relire la Révolution dans un cadre, pour le meilleur et pour le pire, « robespierriste », même s’ils s’avèrent inégalement admiratifs de leur héros.
Nous commencerons par le livre le plus stimulant et le plus léger, didactique et enlevé, et tant pis si l’auteur se perd parfois dans ses fiches et fait guillotiner en 1794 un Barère qui meurt dans son lit en 1841. Ainsi repart-on de ce qui a eu le plus de succès récemment, Jean-Clément Martin, qui fonde le succès de mémoire de l’homme sur l’artefact de l’ostracisme thermidorien (La fabrication d’un monstre, 2016), et Marcel Gauchet, sur la tradition clivante de Robespierre, l’homme qui nous divise le plus (2018). Quand on est jeune, pressé, parfois très provincial, on ne s’occupe guère de ce qui est purement factuel, sauf par nécessité : quand l’adversaire est par trop défaillant, tel Michel Onfray, à se demander si Robespierre est pour grand-chose dans ce combat d’amateurisme. Mélenchon en personne est convié à défendre l’Incorruptible et la Révolution et les réseaux sociaux tympanisent sa croisière politique. On comprend que cet inspecteur du travail « passionné d’histoire » entend investir le créneau convoité du moniteur d’opinion auto-désigné dans un champ qui n’a d’importance qu’autant que continue de se manifester le camp adverse – les anti-révolutionnaires du passé et du jour présent – car il est des matchs qui se rejoueront sans fin, ce que nous constatons chaque jour..
Le classicisme, c’est évidemment le livre d’Antoine Boulant, Robespierre. La vertu et la terreur, presque un « beau livre » que l’on peut vouloir en référence et offrir au moment des fêtes, ce qu’indiquait la date de sortie. Chacun y retrouvera l’essentiel de ce qui doit être su, l’ensemble est de bon aloi, les polémiques ne sont pas niées, juste estompées, on s’y repère et rien n’y manque. La qualité de l’illustration, la sobriété de la mise en récit et la pondération de ton font oublier la trame un peu désuète de la perspective conceptuelle, celle qui s’accommode de tous les savoirs inhérents aux approches qui se remobilisent sans fin avec et en marge des polémiques, nécessairement.
La biographie à l’anglo-saxonne incombe à McPhee qui, peut-être en raison de sa position aux antipodes, entend faire comprendre une jeunesse arrageoise, un milieu, une rue. C’est parfois plaisant, parce qu’un acteur n’existe pas sans sa sociologie et que Norbert Elias nous a habitués à penser le mode de production d’un talent. En outre, l’auteur qui a travaillé sur Collioure sait ce qu’a été la France en révolution, ses luttes, les possibilités, la résonance lointaine des textes et des discours, les passions. Mais à trop vouloir combler les lacunes d’une information, on se sent parfois proche du roman-feuilleton tout en gardant le savoir bibliographique en ligne de mire. Cela est respectable, quitte à brouiller ce qui sépare la naïve fascination pour le grand homme constitué comme tel par les synthèses issues d’une longue pratique des Annales historiques de la Révolution française. Ce plaidoyer, irriguant une information aussi sérieuse que pléthorique, situe le vif du sujet dans les moments cruciaux des drames politiques du temps ; le foisonnement de précisions maintient l’intérêt porté au sujet archiconnu et l’exposé devient celui des grandes synthèses universitaires. Écrit il y a dix ans, repris aujourd’hui, sa trame reste sensible, vivante et rigoureuse ; c’est à peine si l’on remarque le poids du temps quand certains détails intéressent moins qu’alors.
Ne font vraiment recette que les « extrémistes ». Ainsi voit-on un Marat, savant et tribun (à La Fabrique) issu de la curiosité d’un Américain pour le fonctionnement des sciences au cours des âges. Le Marat londonien de Clifford D. Conner est un physicien reconnu et, dans les années 1780, un médecin semblable à bien d’autres : ses démêlés avec l’Académie n’ont donc pas été ravageurs mais bien conformes aux usages du temps. Son entrée en politique se fait fortuitement comme pour la plupart des constituants du tiers-état. On suit l’activité de Marat et ses stratégies pour faire imprimer à tout prix, depuis sa clandestinité et du fond des caves du quartier des Cordeliers, rive gauche, ce qui devait « réveiller » le peuple endormi.
La saveur des textes de l’Ami du Peuple est indéniable ; la clarté politique des enjeux, limpide
Tout ce qui fait de la bonne histoire est là, on s’étonne seulement de l’absence de mentions et de renvois à l’édition remarquable des œuvres de Marat produite en dix volumes à Bruxelles par Jacques De Cock et Charlotte Goetz (1989-1995) qui ont recueilli tant de choses dispersées du fait de la folie d’écriture du publiciste aussi prolixe qu’agitateur lucide.
Ce cycle révolutionnaire se clôt avec le Gracchus Babeuf de son spécialiste reconnu, Jean-Marc Schiappa (oui, le père de notre ministre aux déclarations disruptives). Là encore, la défense d’un précurseur et martyr jusque dans la malnutrition de sa famille permet un tableau aussi vrai qu’attachant : d’abord parce que c’est le personnage le plus proche de l’humanité commune, ensuite parce qu’il est aussi le moins édité et surtout le moins réédité. On n’en est pas saturé avant d’avoir ouvert le livre. L’atmosphère crépusculaire liée à la défaite des derniers révolutionnaires est étouffante, mais le style de l’auteur est fluide, sa réflexion politique mûrie et compréhensive, quitte à lancer un peu facilement quelques références trotskystes.
Tous ces livres ont leurs qualités ; tout d’abord, avec la Révolution française moins vécue que pensée par ses acteurs, on retrouve les aspirations et la langue qui ont forgé notre propre horizon politique social et national. Ces protagonistes publicistes émeuvent moins que par le passé, mais une empathie vive ne détrône pas une curiosité plus juste pour ce qu’ils ont été. Le passage par l’histoire de longue durée et le sens de la construction sociale d’une personnalité ont refroidi les cavalcades de la psycho-histoire pour romans de gare. L’approche fusionnelle se décante et permet de poser en majeure l’autonomie d’acteurs à saisir dans des jeux d’interaction. Si la réactivité à l’événement ombre leur image jusqu’à la rendre sépia, elle s’avère néanmoins inusable. Promis à la guillotine ou à l’assassinat, ces bourgeois saisis par la révolution, en perdant l’aura sulpicienne du dolorisme, ont gagné en lisibilité et leurs textes continuent de les rendre nécessaires, tant notre imaginaire a besoin d’interroger par-delà l’événement et du fait de l’événement.