Salutaire sauvagerie

Les griffes de la forêt de l’Argentine Gabriela Cabezón Cámara réécrit l’histoire de Catalina de Erauso, la légendaire « nonne soldat », en un récit queer de la conquête espagnole en pays guarani.

Gabriela Cabezón Cámara | Les griffes de la forêt. Trad. de l’espagnol (Argentine) par Guillaume Contré. Grasset, 272 p., 22 €

Faut-il être hardi pour renchérir sur des récits de vies en soi extraordinaires ! Pour ne pas hésiter à sauver leurs légendaires et bien réels héros de leur propre sort conté avec leurs propres mots ! Certes, dans Le Monde hallucinant (1969), le Cubain Reinaldo Arenas s’y risquait en relatant avec moult transgressions la vie très aventureuse du dominicain de la Nouvelle-Espagne Fray Servando Teresa de Mier (1763-1827). Gabriela Cabezón Cámara, qui salue Arenas parmi ses inspirateurs, relève le défi haut la main en réécrivant dans Les griffes de la forêt la vie de Catalina de Erauso, la « nonne soldat » (1585-1652). Voici donc un livre des transformations ou des métamorphoses qui ajoute du piquant poétique et du réalisme grotesque à l’effet picaresque du récit sec et factuel écrit en 1625 par la religieuse basque.

Devenue militaire, bretteur, joueur, assassin sous le nom d’Antonio, Catalina s’est illustrée dans les Amériques du deuxième siècle de la colonisation espagnole, au point que le roi Philippe IV d’Espagne puis le pape Urbain VIII ont reconnu ses droits à percevoir une pension, à se vêtir en homme et à porter les armes. La nonne soldat historique a fini ses jours en Nouvelle-Espagne, mais Gabriela Cabezón Cámara lui procure un autre destin et une autre destination, dans la forêt du Paraná, en pays guarani. C’est dans cette même forêt, haut lieu de la tradition littéraire argentine au même titre que la pampa, que se déroulent les nouvelles de Horacio Quiroga et ce grand roman de la folie coloniale qu’est Zama (1956) d’Antonio Di Benedetto.

En maîtresse écrivaine, Gabriela Cabezón Cámara avait déjà entrepris une réécriture queer des genres et des espaces de la littérature argentine avec Les aventures de China Iron (2021). Elle y donne le premier rôle à la femme du gaucho Martín Fierro, célèbre héros du poème épique de José Hernández. Dans son quatrième et dernier roman, elle déplace son subversif examen clinique de l’imaginaire national en quittant la pampa du XIXe siècle et la dichotomie entre civilisation et barbarie pour pénétrer dans la forêt indienne à la première époque de la colonisation.

Plus que de barbares ou de barbarie, on parle alors de ces « sauvages » que sont les gens de la forêt. Cueillant telles des fleurs charnues, splendides et nutritives les thèmes et les formes de la tradition picaresque espagnole et de la littérature nationale du XXe siècle, elle les tresse en une guirlande rédemptrice et bigarrée. Gigantesque « animal composé de beaucoup d’animaux », la forêt, propice aux métamorphoses, devient l’espace utopique d’une nouvelle histoire, non-binaire, de la rencontre entre colons et colonisés, féminin et masculin, êtres humains, animaux et végétaux. Langues et cosmogonies y jouent en duo, en trio ou en quatuor : de l’espagnol au basque, au latin et au guarani ; de la Genèse chantée par Antonio à l’histoire de la « mère première » et de l’oisillon éclair-tonnerre que lui chantent en retour Mitakuña et Michï, les deux fillettes guaranies qu’il a sauvées de la captivité lors de sa fuite d’un fortin espagnol.

Gabriela Cabezón Cámara, Les griffes de la forêt
« Catalina de Erauso », attribué à Juan van der Hamen (vers 1626) © CC0/WikiCommons

Bouleversant l’extrême violence de la colonisation et de l’évangélisation des Indiens sous torture, mais aussi celle de la jungle dans l’innocente férocité de sa loi – on s’y baigne parmi d’immenses nénuphars tout près de caïmans somnolents –, la seule grâce des chants et des prières dans les langues propres et celles des autres a le pouvoir d’apporter le salut. Injustement condamné à la potence parmi bien d’autres gibiers, Antonio reprend espoir à l’écoute d’un chœur d’enfants indiens. Ils louent en espagnol la Vierge de l’orangeraie, qui rend la vue à l’aveugle lui ayant offert des oranges pour l’Enfant assoiffé.

L’enfance, bienheureux temps de l’égoïsme innocent, fait un miraculeux retour dans l’être aguerri, couturé de cicatrices, qu’est Antonio, lequel recouvre en rêve sa voix de fillette et, endormi, entonne une berceuse basque. Ce chant émeut aux larmes le Capitaine Général, lui-même basque, qui tire Antonio de sa cellule, et le choisit pour secrétaire. Dès lors, le rescapé voue à la Vierge de pieuses et charitables actions futures. C’est ainsi que, bientôt réfugié dans la forêt, il devient le drôle d’ange gardien de Mitakuña et de Michï, mais aussi de la chienne Roja, des deux macaques Tekaka et Kuaru, de la jument Orchidée et de son poulain Lait. Il a encore promis à la Vierge d’écrire une lettre à sa tante, la prieure du couvent de San Sebastián dont, à la veille de ses vœux, il s’était enfui à l’âge de quinze ans.

Le voici donc écrivant dans la luxuriance de la nature la longue et picaresque confession de ses aventures, de ses crimes et de ses successives identités tandis que les fillettes ne cessent de l’interrompre, lui posant de métaphysiques questions d’enfant en guarani. Soulagé, il dit sans retenue, sans repentir – presque –, toute la vérité à celle qui l’a élevé, saisi d’accès de tendresse enfantine, de pudeurs de jouvencelle, de fiertés d’homme d’armes, de vanités de gentilhomme, de douleurs d’homme de bien. 

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Un chapitre sur deux des Griffes de la forêt donne à lire la lettre d’Antonio, lyrique et épisodique, à la fraîche gravité empreinte de burlesque, alors que le bavardage des enfants ponctue de chantants mots guaranis ce castillan du Siècle d’or. Ni homme ni femme, à l’image des anges qu’il évoque, Antonio joue les improbables catéchistes auprès des fillettes, leur parle de la Vierge, de Dieu et de Satan, du bien et du mal selon des commandements qu’il n’a, cocassement, pas respectés.

En colon, il leur tient le discours du civilisateur, et désigne leurs semblables comme des « sauvages ». Mais le pudique amour qu’il se prend à éprouver pour ses petites interlocutrices, auxquelles il prodigue des soins qui le comblent, le révèle à lui-même : ni père ni mère, il tient des deux à sa tierce façon. Insensiblement, c’est lui, l’ancienne novice, le dévot de la Vierge, le soldat espagnol, qui, d’abord incrédule, se voit converti à la vision guaranie du monde, « ensauvagé », bientôt nourri par des Indiens qui demeurent invisibles et dont les chants, d’abord mélodieux, se font guerriers. Sa lettre en fait foi, dont l’écriture conjugue le récit haletant de ses aventures à l’élogieuse description des merveilles de la forêt, qu’en Chroniqueur des Indes plus éclairé que quiconque, il offre à sa tante, éprise des récits du Monde Nouveau.

Les vertigineux travestissements et les changeantes identités de l’ingénieux pícaro ou pícara que fut Antonio cèdent tout naturellement la place aux transformations sylvestres de cet étranger si plastique. La conscience de cet Yvypo Amboae s’ouvre à une autre vérité de la création. Son corps en suivra les lois dans une apothéotique métamorphose finale.

Alternent avec ces chapitres où se croisent les temps du passé et l’immédiat présent d’Antonio, ceux qui narrent les événements survenus dans la caserne des colons avant la fuite du héros et ce qui s’y produit par la suite. Si la fable prête à la forêt, lieu de refuge, d’écriture et de conversion, les traits d’un paradis fort terrestre – connaissance et innocence, bien et mal ne s’y distinguent pas –, elle carnavalise l’établissement espagnol en grotesque et néanmoins terrible enfer.

Caricaturé à souhait, l’injuste et cruel univers des colonisateurs se voit réduit à quelques fantoches et lieux de châtiment : l’évêque, coupable de stupre ; le capitaine, d’insatiable cupidité ; la soldatesque, de mécanique lubricité, évoluent entre le gibet qui attend les chrétiens inculpés et le bûcher sur lequel sont sacrifiés les Indiens non évangélisés. L’efficacité de la charge satirique n’a rien à envier à celle de certains poèmes du Chant général. On rit de la prouesse de ses outrances, on ne s’en horrifie pas moins. Quelque mansuétude du récit à l’égard de ces conquérants les montre riant aux éclats à la lecture du Quichotte ou entonnant des chants basques de leur enfance. Tout n’est pas à jeter de cette culture espagnole du Siècle d’or.  

Magnifique et malicieux hymne à la vie et à la pensée sauvages par-delà l’histoire des désastres de la conquête et de l’évangélisation coloniale, Les griffes de la forêt nous offre un contre-récit du salut, un retour à l’ambivalente beauté du monde guarani « d’avant, avant ». 


Retrouvez l’entretien avec Gabriela Cabezón Cámara sur Les griffes de la forêt.