Je dois avouer, avant de commencer, que j’ai été tentée d’écrire sur cette exposition… sans l’avoir vue. Pourquoi ? Parce que rêver à propos d’un objet artistique sans le connaître est excitant en soi ; rêver autour ou à propos d’un grand nombre d’objets exposés sur le rêve l’est encore davantage.
Lorsque j’étais enfant, je lisais Cinémonde, que je trouvais à la maison. Quand une photo me séduisait, je la sortais du magazine pour l‘installer dans un cahier où elle donnait l’élan à une histoire que j’inventais. De la même manière, je m’attardais, sur les trottoirs, devant les cinémas où j’étais trop petite pour entrer. Mais je repartais riche des émotions et des idées que m’avaient inspirées certains visages d’acteurs, d’actrices : Danielle Darrieux, Gérard Philipe, Viveca Lindfors, Leslie Caron ou le puissant Charlton Heston, parmi bien d’autres. Plus tard, adulte, demeurant en province, je ne pouvais que rarement me déplacer jusqu’à Paris pour aller au théâtre. C’est pourquoi je n’appris que par le biais d’articles le succès de la pièce mise en scène par Patrice Chéreau, La Dispute. Le regret que j’en eus se mua en une fable, bâtie sur une photographie, à partir de laquelle je brodais. Elle prit la place du vrai spectacle.
Si, la plupart du temps, ce que nous inventons est plus satisfaisant que la réalité, l’exposition de l’abbaye d’Ardenne, dont Claire Paulhan est commissaire, non seulement ne déçoit pas mais au contraire inspire le désir et le goût de prolonger soi-même ce qu’on y a aimé.
La manifestation épouse l’architecture du lieu dans lequel elle se tient : étroit, tout en longueur. Après l’entrée, tendue de noir, et assez sombre pour qu’un écran projette un film, on est happé par la vitrine, à gauche le long du mur, où se succèdent des manuscrits, des cahiers d’écolier, à spirales, des cartes postales, petits carnets, feuilles isolées, bouts de papier ou agendas d’époque, classés dans l’ordre chronologique ; révélateurs, nous explique Claire Paulhan, de l’époque à laquelle chacun d’eux appartient.
S’y expriment leurs auteurs, restitués ici dans l’ordre mémoriel : Joë Bousquet, Louis Althusser, Jean Paulhan, Maurice Roche, Jean Schuster, Gaëtan Picon, Violette Leduc, Jacques Lemarchand, Francis Ponge, Paule Thévenin, Antonin Artaud, Arthur Adamov, Félix Guattari, Jacques Derrida… On souffre de ne pouvoir tout lire, d’autant que le récit du ou des rêves n’y figure pas, le plus souvent, entièrement.

Alors on se contente de s’attacher à quelques-uns, et on se penche pour déchiffrer :
* « Je croyais noter les rêves que je faisais : je me suis rendu compte que, très vite, je ne rêvais déjà plus que pour écrire mes rêves. » Georges Perec, pages tapuscrites, La Boutique obscure.
* « Le rêve de la vie éveillée ou… l’inverse ? » René Lourau, titre ajouté sur la couverture d’un dossier de travail pour le projet Le Rêver. Enquête sur la logique.
* « Ce rêve, me semble-t-il, indique l’absolue nécessité pour moi d’une totale sublimation : utiliser la libido autrement. À une des fenêtres des quasi-gratte-ciel en face de la maison, une petite fille en chemise de nuit faisait des bulles de savon, qui s’élevaient dans l’air comme de nouvelles planètes. » Béatrix Beck, Journal personnel 1960-1961. Pages rédigées d’une grosse écriture violemment raturée par endroits ou noircie.
* « La nuit des rêves, c’est le jour et la nuit. » Armel Guerne, La nuit veille, page dactylographiée.
* « J’ai le souvenir d’un rêve (ou j’ai le souvenir que je rêvais) : S. avait écarté son slip en dormant, un type regardait avec une bosse dans son pantalon. Le récit fait par S. (et ce récit se visualisait en moi qui l’entendais, j’y assistais comme entrant dans le petit cadre d’une vignette) » Pierre Pachet, Carnet de notes de 1977-1979. Noté sur une feuille étroite et haute, cernée de rouge, rajoutée et collée, page de droite.
* « Ses rêves cherchent chaque nuit une vie à sauver pour les portes condamnées » Lucien Bonnafé. Phrase enchâssée dans un photomontage.
*« J’ai appris
à voir fermés les yeux des autres
Et s’ils étaient ouverts
J’ai appris
À fermer les miens »
Hélène Bessette, poème présenté sur feuillet nommé « Battement de paupières ».
*« Le rêve s’enroule en rêve, glisse et se perd. Au matin je le cherche ; où est-il ? Chaque nuit il vient et chaque jour je le cherche.
Un jour je disparais et les rêves me cherchent. »
Jean Paulhan, page dactylographiée, intitulée « Rêves en rond », condensé éblouissant de sa manière d’écrire et de penser.
* « Un lit avec une
rangée de femmes, et
je distingue un homme
qui me repère
je parle par gestes
que (comme avec Julio
une multitude de
personnes dans
la “maison ” – journalistes »
Anne-Marie Albiach, un cahier ouvert : la page de gauche n’est pas écrite et celle de droite respire beaucoup, les mots, les lignes conservent espace et temps de la pensée. On retrouve l’impression de blancheur que procure son écriture.

Tous ces récits se heurtent à la difficulté, sinon au mur de l’impossible : le rêve ne s’attrape pas quand on est éveillé, il échappe constamment, ainsi que le relève l’auteur du catalogue qui, plus qu’un inventaire, propose au visiteur un essai aux allures de poème et une méditation en liberté. Car Olivier Schefer, écrivain philosophe, professeur d’esthétique et spécialiste de Novalis, dans ses Fragments du rêve, interroge : pour rapporter le rêve, à quel temps se tenir, au moyen de quelle langue ? Et n’est-il pas, comme l’archive, constitué majoritairement d’oubli ? Quand nous nous réveillons, ne le redessinons-nous pas pour qu’il devienne « narrable » ? Il cite Philippe Soupault qui déclarait superbement : « moi, je ne puis m’entendre qu’avec ceux qui rêvent, dont la plus grande partie de la vie se passe à rêver ». S’attarde sur Novalis qui « dit vouloir transcrire et consigner dans son Brouillon général des “Einfälle”, incidents, idées soudaines, trouvailles vagabondes. “Notre vie n’est pas un rêve — mais elle doit en devenir un et en deviendra peut-être un ».
L’ensemble de ces pages est une réflexion d’autant plus belle et résonnante qu’elle allie profondeur de pensée et beauté de la langue : « L’absolu est ce qui manque. Il fait signe, il laisse des traces, il se dépose en autant d’esquisses et de textes à mi-chemin de notes préparatoires et de l’essai. L’inconnaissable vérité est comparable à la sublime fleur bleue de Novalis apparue en songe à son jeune héros, Heinrich von Ofterdingen. Il la recherche partout à la surface des choses et en leur profondeur, pour la voir briller, quelques instants, dans les yeux de l’aimée, Mathilde. »
Au long de son parcours, le visiteur n’a pas à voir que des images figées. On lui présente aussi, en partenariat avec le Centre Georges-Pompidou, des films muets, en noir et blanc, de Maya Deren à Joseph Cornell, qui sont des plus troublants. Car le cinéma est parent du rêve, comme le disaient François Truffaut, dans ses conversations avec Alfred Hitchcock ou à propos de lui, ainsi qu’André Bazin, lors d’entretiens. On n’en conserve que des éclats échappés à la mer de l’oubli, ils surnagent ou émergent comme des monstres marins ou la cime des îles en partie disparues dans les fonds ténébreux. Il faut de gros efforts pour s’en ressouvenir, on les retrouve, on les reconnaît partiellement, à une seconde, troisième vision, même si on les admire.
L’exposition ne prétend pas répertorier tous les auteurs de rêves, ni proposer de solution pour parvenir à rédiger la matière de nos nuits, elle se contente, et c’est beaucoup, de diriger son projecteur sur le gouffre effrayant-étonnant du territoire d’où ils proviennent et dont on sait si peu. Pourtant, il est en nous, immense, et en partie inexploré, en dépit des travaux de Sigmund Freud, de Carl Gustav Jung, de Jacques Lacan, des neurologues qui leur succèdent, des physiciens et des poètes, capables d’inventer ce qui s’apprête à exister. Si la surface du globe est depuis quelque temps largement sillonnée et connue, notre monde intérieur demeure encore à découvrir. Comme prisonnier et presque inaccessible, sinon par brefs éclats tremblants.