Le bruit de la fermeture éclair

Que faisions-nous le 17 mars 2020 et les jours qui ont suivi ? Pourquoi a-t-on oublié ces semaines de peur et de confinement ? Qu’avons-nous fait de nos proches malades, souffrants, et parfois décédés ? Quelle leçon tire-t-on de cette monstrueuse catastrophe ?

David Deneufgermain | L’adieu au visage. Marchialy, 262 p., 21,10 €

Confronté à l’irruption brutale de « la grande mortalité » à l’hôpital, David Deneufgermain se cogne à la prostration des personnes endeuillées qui ne peuvent plus voir leur père, leur mère, leur frère, leur femme ou leur mari. Ne pas le voir une dernière fois ? Même pas quelques minutes ?

Psychiatre à Valencienne, assigné au poste d’assistant à la morgue, l’auteur se révolte. C’en est-il fini de toute humanité à l’égard des attentes que l’on nourrit envers « la personne » ? Ne peut-on pas montrer ne serait-ce qu’une dernière photographie, un portrait dressé par un portraitiste, rendre présent le visage ?

À cette date précise, Deneufgermain tiendra un journal de bord. Il y consignera les faits et gestes, les incertitudes et les entorses, les vagues d’émotions qui envahissent les couloirs. Il nous offre ainsi vingt-deux séquences, des portraits ou des scènes, des interactions ou des moments de crise où la mort est cachée, emballée et enfouie, où les visages et la mémoire d’un visage ne survivront pas.

Injonction d’État ! la toilette mortuaire à compter du 1er avril sera interdite : « le corps ne pourra pas faire l’objet d’une présentation en chambre funéraire ni de toilette funéraire », énonce la circulaire. La visite de vingt minutes au défunt et l’adieu au visage ne pourront plus être mis en place. Mise en bière immédiate. Immédiate ? sans délai ? Est-ce que c’en est fini de l’ordre fondateur de la dignité cérémonielle ? « Il est rappelé que la toilette mortuaire consiste en une succession de gestes réalisés dans le respect du corps et de la dignité du défunt visant à lui donner une apparence apaisée et digne en vue de sa présentation à la famille et à ses proches avant la mise en bière. »

De toute façon, il n’y a pas assez de masques, de housses mortuaires, de gants. De toute façon, il n’y a plus de blouses, de protections. De toute façon, le personnel funéraire ne veut pas se déplacer sans blouse ni masque. De toute façon, les agents ont la peur au ventre. De toute façon, il y a trop de familles qui se bousculent. De toute façon, ils sont trop nombreux à mourir. De toute façon, il n’y a plus de toilette mortuaire, plus de rasage, plus de maquillage. On n’a plus le matériel pour faire ni coiffe ni couleur. De toute façon, plus personne ne veut s’approcher. Les défunts sont suspectés de refiler la bête. Écartez-vous ! Restez chez vous !

David Deneufgermain, L’adieu au visage 
Bustes masqués © CC-BY-4.0/Ivan Radic/Flickr

Plus de visage. Combien de fois notre psychiatre entendra : « On peut ouvrir la housse afin de voir son visage une dernière fois ? » Réponse ferme de la cheffe : « Ah non, c’est trop dangereux madame ! On a déjà du mal à les stocker ! Et le cimetière est fermé, on s’en occupera plus tard. »

Si à l’hôpital on ne traine pas, les jours après le décès, c’est l’arrêt sur bande d’urgence. Les familles ne savent plus ce qu’il faut faire devant les réponses des pompes funèbres : « On n’a plus de place. On n’a plus de personnel disponible. On n’a plus de solution. » Les corps attendront dans les sous-sols de l’hôpital ou dans des camions réfrigérés, ou encore dans les couloirs, comme sur un champ de bataille, sur des civières ou des plateaux de présentation avec vingt, trente corps mis en housse. Et que dire des hommes à la rue ? Les maraudes se succèdent. Les morts à la rue aussi. Des personnes suivies en psychiatrie, durant les séances d’entretien ouvertes malgré les interdictions. La rue comme domicile, alors on fait comment ?

Plus personne ne répond aux appels téléphoniques des proches. Tout est bouleversé. Il n’y a plus rien que l’attente, plus rien que le repli, plus rien que ce sentiment d’abandon au milieu des corps brancardés que l’on ne regarde plus.

Ne plus regarder dans les yeux. « Ça déborde de malades. Au bout du couloir, mon ancien bureau. Au fond, à gauche, le PC central, Alex s’y trouve peut-être. Je contourne les brancards. Un vieillard sur une civière me barre la route, peut-être l’homme déposé par le jeune ambulancier tout à l’heure.

Je retrouve mes réflexes, baisser les yeux, ne regarder un patient que si l’on s’en occupe, ne pas lui donner l’espoir que c’est son tour si ce n’est pas le sien. Regarder le visage arrête. Si on s’arrête c’est fichu, on parle pour dire qu’il faut attendre, donc pour ne rien dire ; et puisqu’on parle à un visage, on se met à parler au visage du voisin, son regard à lui aussi nous arrête, et ainsi de visage en visage, on finit par parler à tous les visages, on n’avance plus, on ne fait plus son travail, les urgences s’embolisent, on refuse de laisser les visages à leur peur, on n’a pas le courage de les abandonner pour leur bien. Le regard du vieillard pèse des tonnes ».

Avec ce roman qui se présente comme une sociologie narrative, l’auteur ne se contente pas de décrire un éboulis de corps sur un terrain vague, des regards qui pèsent des tonnes. Il construit lentement une analyse de la place du visage, substitut central de « la personne », qui sera mille fois refusé. Plus on avance dans les zones improbables de l’hôpital, plus les gestes à l’écart tournent le dos, plus le visage comme identité sociale de haute valeur surgit.  C’est la grande force de ces vignettes corporelles, les mises en scène dessinent en creux un ordre de cérémonie indispensable pour la sauvegarde de la mémoire, dirait Erving Goffman.

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

« Tout bruit de fermeture éclair désormais m’insupporte. » La fermeture lui fait mal à la mâchoire. Alors notre psychiatre franchit la ligne. Le corps dans un drap, la housse plastique ouverte, il propose à plusieurs familles de venir à ce moment de la dernière rencontre.

La leçon d’humanité est vitale. Le visage, l’exposition du défunt en public ou en privé : la mort doit être présente. Les visages font mémoire. Comme un ultime refuge. Même pour les anonymes hommes à la rue. Il faut une image, une trace du visage. Comme en témoigne la légendaire « inconnue de la Seine » qui eut le droit à un moulage, puis à des dizaines de répliques, en 1900. L’auteur inscrit cette marque comme une empreinte nécessaire pour les vivants, l’empreinte comme répétition et différence. Toute une histoire culturelle du visage parcourue dans Faces. Une histoire du visage de Hans Belting (Gallimard, 2017).

Cette absence de cérémonie, de rite, de moments où créer cette empreinte, nous renvoie à une clôture, la mémoire qui ne se fait pas, sans survivance à faire travailler, sans crise ni perte. Au final, cette absence nous déplace vers le pire. Un court instant, nous sommes transportés au début du XIXe siècle avec Villermé, l’épidémie de choléra de 1832, l’entassement des hommes, le resserrement des habitations, les exhalaisons putrides, les miasmes morbides disséminés dans l’atmosphère. Nous y voilà, comme un bégaiement improbable de l’histoire. Comme en 1830, personne ne s’approchera des caves où sont entassés les morts, « partout où l’air peut s’amasser, s’épaissir, et se corrompre, dans les rues mal ventilées, les étages inférieurs ou sous les combles, se constitue un foyer d’infection ».

Les mises en quarantaine, la séquestration dans des lazarets, la naissance de la police sanitaire, les cartes des carrefours de la propagation, pour comprendre le présent, il n’est pas trop tard pour redécouvrir les ouvrages d’histoire urbaine de Roger-Henri Guerrand (Les origines du logement social en France (1850-1914), Éditions ouvrières, 1987 ; Corps et confort dans la ville moderne, Recherches, 2010). Il n’est pas trop tard pour comprendre ce que fait la peur à la peur. Ce livre est bouleversant autant par sa puissance de surgissement du visage que par ce lien éclatant qu’assurent les rituels entre l’intime et le social.

Retrouvez tous nos articles sur la pandémie de Covid