Tristes tigres

La guerre civile au Sri Lanka (anciennement Ceylan) entre la majorité ethnique cinghalaise et la minorité tamoule a duré de 1983 à 2009. Elle a causé la mort d’environ 100 000 personnes et le déplacement de 800 000 autres. Avec Dans la nuit solitaire, V. V. Ganeshananthan montre ce qu’a pu signifier être à la fois du côté des rebelles tamouls et s’horrifier des cruautés de leur principale organisation, les Tigres, ainsi qu’adhérer à un mouvement collectif tout en aspirant à un destin personnel hors de toute lutte.

V. V. Ganeshananthan | Dans la nuit solitaire. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Johan Frédérik Hel Guedj. Autrement, 482 p., 23,90 €

Ce sont ces conflits assez classiques entre devoir politique et ambition individuelle, entre la vision idéale du combat et ses réalités, qu’expose Dans la nuit solitaire grâce à son héroïne et narratrice, Sashi. Celle-ci, fille d’une famille tamoule aisée, entreprend au début du livre des études de médecine et se trouve au même moment prise dans la confusion et l’extrême violence d’un conflit national. Son récit, fait des années plus tard après son exil aux États-Unis où elle est devenue médecin, couvre les événements des années quatre-vingt ; il adopte son point de vue de l’époque mais s’interrompt parfois pour adresser au lecteur des commentaires a posteriori sur l’expérience qu’elle a vécue.

Une recherche documentaire importante a précédé la rédaction du roman dont les événements et certains personnages sont réels, comme l’ami de Sashi, un certain K., dans lequel on reconnaît Thileepan, le jeune leader politique des Tigres séparatistes de l’Eelam tamoul de la péninsule de Jaffna, mort en 1987 à la suite d’une grève de la faim. Cet épisode figure d’ailleurs de manière centrale dans le récit de Sashi.

Le livre n’explicite cependant pas les raisons de la guerre civile, contrairement à deux romans sur le même sujet écrits l’un il y a quelques décennies, l’autre plus récemment ; celui de Michael Ondaatje (né à Colombo) Le fantôme d’Anil (1987) et celui d’Anthonythasan Jesuthasan La sterne rouge (2022). (Jesuthasan, qui est tamoul et ancien Tigre, vient de publier, toujours sur le conflit sri-lankais, Salamalecs).

V.V. Ganeshananthan, Dans la nuit solitaire,
Un marché à côté du château d’eau de Kilinochchi, détruit durant la guerre civile (2010) © CC-BY-2.0/ Indi Samarajiva/WikiCommons

Dans la nuit solitaire est donc partiellement un roman historique, tout en étant aussi celui d’un apprentissage. Ainsi, Sashi va peu à peu saisir que les valeurs traditionnelles de son milieu tamoul (obéissance aux parents et aux aînés, sincérité…) sont inopérantes. Chez elle, avant le « juin noir » de 1983 (date de pogroms anti-tamouls plus ou moins encouragés par le parti cinghalais au pouvoir, le Parti National Unifié, après le massacre par les Tigres de soldats gouvernementaux), on lisait, on discutait, on jardinait, on cuisinait, on faisait des projets d’avenir. Mais son frère aîné, médecin à Colombo, est assassiné lors d’une de ces nuits d’émeutes. À partir de là, l’harmonie familiale est rompue ; les discussions deviennent âpres avec le père désireux de courber l’échine, la mère s’enferme dans une quasi-folie et deux autres frères de Sashi (elle en a quatre) disparaissent : un beau jour, sans en avertir personne, ils abandonnent leurs études, rejoignent les Tigres et partent s’entraîner dans des camps en Inde. Lorsqu’ils reparaissent chez eux, à l’improviste et pour quelques heures, avant de disparaître à nouveau dans la clandestinité, ils sont distants et mutiques. « Pourquoi nous avez-vous quittés ? Ou êtes-vous partis ? Qui vous a emmenés là-bas ?… Comment êtes-vous revenus ? Combien de temps allez-vous rester ? », se désespère leur mère sans obtenir d’eux aucune réponse.

Sashi fait ainsi l’expérience de l’éclatement de la cellule familiale, et assiste à la métamorphose de ceux qu’elle aime. Ses frères affables et blagueurs se transforment en combattants sans pitié ; un jeune voisin bienveillant, K., qu’elle admire et sans doute aime, devient lui aussi, une fois chez les Tigres, un stratège implacable. S’enchaînent ensuite attentats, violences, pressions, extorsions… et la réquisition de la maison ancestrale par les militants séparatistes. Sashi apprend alors, à l’université comme chez elle, à se taire, à dissimuler.

Ainsi, elle change elle aussi ; pourtant, par sympathie pour la cause tamoule et tous ceux qui en sont victimes, elle s’engage et accepte, en plus de ses heures de cours, de soigner secrètement des blessés combattants ou civils dans un hôpital de campagne des Tigres. Mais par horreur des déchaînements de violence, elle s’associe également à une de ses professeurs qui, sans être opposée à la cause tamoule, s’est donné pour tâche avec son époux de documenter les exactions du mouvement. L’assassinat de celle-ci, survenant après celui d’un autre professeur bien-aimé jugé traître à l’Eelam tamoul, l’horrifie et lui fait comprendre que sa propre vie, même avec deux frères « cadres » des Tigres, est maintenant en danger. À la fin du roman, elle part aux États-Unis, et continue, grâce aux contacts qu’elle conserve au pays, la dénonciation des crimes des Tigres tamouls, comme ceux de l’armée cinghalaise et de la (mal nommée) Force indienne de maintien de la paix envoyée sur l’île par Rajiv Gandhi en 1987.

Dans la nuit solitaire n’est pas exempt de défauts de composition et d’écriture, mais il possède, pour un ouvrage aussi claustrophobique et désespéré, une sorte d’élan épique. Il recrée aussi de manière convaincante deux atmosphères que la plupart de nous ne connaissons pas, celle du Sri Lanka et celle du chaos politique et moral créé par une guerre civile. Il a enfin le côté prenant des souvenirs personnels et montre avec beaucoup de conviction les difficultés d’être, dans des circonstances chaotiques et sous des cieux particuliers, fille, sœur, étudiante, médecin et femme attachée à des valeurs humanistes fondamentales.