Les papas, du Jurassique à nos jours

Si surprenant que cela puisse nous paraître, nous qui baignons toujours dans la mythologie patriarcale, les hommes sont aussi prédisposés que les femmes à s’occuper des nourrissons. Le livre de l’anthropologue Sarah Blaffer Hrdy et celui dirigé par les historiennes Emmanuelle Berthiaud et Isaure Boitel jettent une lumière bienvenue sur ce sujet encore obscur.

Sarah Blaffer Hrdy | Le temps des pères. Une histoire naturelle des hommes et des bébés. Trad. de l’anglais par Pierre Madelin. La Découverte, coll. « Sciences sociales du vivant », 452 p., 26 €
Emmanuelle Berthiaud et Isaure Boitel (dir.) | Être père. Une histoire plurielle de la paternité (XVe-XXe siècle). Presses universitaires du Septentrion, 340 p., 26 €

On a longtemps cru que les femmes et les hommes étaient profondément différents : les mères se soucieraient avant tout du bien-être de leurs enfants et les hommes avant tout de procréer. Ce serait une simple question d’instinct, croyait-on jusque sous la coupole des académies savantes. Voilà pourquoi, parmi toutes les cultures connues à la surface du globe, rares sont les hommes qui se consacrent autant que les femmes aux tout-petits. La culture patriarcale ne ferait que traduire une loi biologique ancestrale.

Et pourtant, ils existent, ces pères tendres, éducateurs et soucieux de leurs enfants. Le livre dirigé par les historiennes Emmanuelle Berthiaud et Isaure Boitel montre qu’ils existent même depuis au moins la Renaissance. En France, on se met à en croiser de plus en plus au XVIIIe siècle. Mais les choses changent surtout à partir des années 1970.

Depuis deux générations, les femmes occidentales se sont émancipées de la tutelle masculine, notamment grâce aux mouvements féministes, à la diffusion de la pilule et à la légalisation de l’avortement. Elles ont maîtrisé leur fécondité, elles sont devenues plus diplômées que les hommes et elles ont conquis le monde du travail – y compris le secteur de la recherche, où elles étudient des objets longtemps dédaignés par leurs confrères, comme le soin des enfants. En retour, les hommes ont dû assurer de plus en plus de tâches domestiques. Longtemps éloignés des bébés, ils se sont mis à les porter, les nourrir, les changer, leur donner le bain, les câliner. Les hommes n’ont jamais été aussi nombreux qu’aujourd’hui à s’occuper des très jeunes enfants.

Sarah B. Hrdy | Le Temps des pères. Une histoire naturelle des hommes et des bébés, trad. de Pierre Madelin, La Découverte, collection « Sciences sociales du vivant », 452 p., 26 €.

Emmanuelle Berthiaud et Isaure Boitel (dir.) | Être père. Une histoire plurielle de la paternité (XVe-XXe siècle), Presses universitaires du Septentrion, 340 p., 26 €.
« Le nouveau-né », André Gill (1881) © CC0/Paris Musées

Cette révolution culturelle s’appuie sur notre héritage génétique, écrit l’anthropologue Sarah Hrdy. Les femmes n’ont pas le monopole de l’instinct maternel : en réalité, leur système hormonal est presque identique à celui des hommes. C’est vrai aussi de leurs cerveaux et de leurs gènes (hormis les chromosomes sexuels). Les hommes s’occupant d’enfants activent ainsi les mêmes circuits neuronaux et hormonaux que les femmes. Pourvu que la culture l’accepte, chaque sexe a ainsi la possibilité d’exprimer des traits développés par l’autre. Après une opération chirurgicale et un traitement hormonal, une femme transgenre, née homme, a produit pendant des semaines près de 250 ml de lait par jour, dont s’est régalé son enfant.

Mais il n’est pas nécessaire de porter un enfant, d’accoucher ou d’allaiter pour adopter un comportement nourricier (ou « maternel », si l’on préfère). Les systèmes neuronaux et hormonaux qui ont évolué pour s’assurer que les mères mammifères s’occupent de leurs bébés sont activés chez les hommes par un simple contact prolongé avec un bébé. Chers messieurs, passez deux heures avec un bébé dans les bras et vous verrez baisser votre testostérone, augmenter votre prolactine et votre ocytocine (des hormones favorisant l’attachement émotionnel) et augmenter sans doute aussi votre dopamine et votre sérotonine (qui procurent du plaisir). Il est ainsi réconfortant de prendre soin d’un bébé, que ce bébé soit le nôtre ou pas, et que l’on soit un homme ou une femme. Il est même réconfortant de simplement regarder un bébé.

Si l’on observe nos lointains ancêtres les poissons, il est même possible que les pères nourriciers aient précédé les mères nourricières. Parmi les espèces de poissons prodiguant des soins parentaux, les mâles, soucieux de préserver les œufs déposés sur leur territoire par des femelles, s’occupent davantage que les mères des jeunes et des alevins. Or, quand un être humain s’occupe d’un bébé, il stimule des zones de son cerveau héritées des poissons. Les « nouveaux pères » ne datent donc pas de la fin des années 1970. Ils ont en fait 400 millions d’années.

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L’apparition des mammifères, 180 millions d’années plus tard, a changé la donne, certes. La mère a dû se charger du pouponnage, parce que seules les femmes pouvaient dispenser l’indispensable allaitement, et sans doute aussi parce que seule la mère était sûre d’être la génitrice du nouveau-né. Chez les mammifères, un père ne prend soin d’un bébé que quand il vit en couple et qu’il est donc à peu près sûr d’en être le père. La filiation génétique compte.

Chez les mammifères qui ne vivent pas en couple, un mâle croisant un bébé dont il n’est pas le géniteur est plus enclin à le tuer qu’à s’en occuper. Cela n’a rien d’irrationnel : la mère qui cesse d’allaiter redevient « disponible » pour porter les futurs descendants du meurtrier. Si les primates mâles ont commencé à rester auprès des mères après l’accouplement, ce n’est donc pas pour les aider à s’occuper des bébés, mais pour empêcher d’autres mâles de s’en prendre à leur progéniture – même si les femelles, loin d’être les figurantes passives des stratégies de reproduction masculines, s’accouplent volontiers avec de nombreux mâles pour semer le doute sur l’identité du géniteur et décourager les éventuels meurtriers. Au fil du temps, ces mâles protecteurs sont devenus plus sociables et plus tolérants à l’égard des autres membres de leur clan, y compris les bébés. Paradoxalement, l’agressivité des mâles a favorisé leur souci des autres.

Il y a environ deux millions d’années, de mauvaises conditions climatiques ont contraint des groupes de primates à coopérer pour échapper à l’extinction. Ils ont ainsi partagé la nourriture et les mâles se sont mis à rivaliser de générosité plutôt que d’agressivité pour établir leur statut. Ces primates altruistes sont devenus les premiers hommes.

Sarah B. Hrdy | Le Temps des pères. Une histoire naturelle des hommes et des bébés, trad. de Pierre Madelin, La Découverte, collection « Sciences sociales du vivant », 452 p., 26 €. Emmanuelle Berthiaud et Isaure Boitel (dir.) | Être père. Une histoire plurielle de la paternité (XVe-XXe siècle), Presses universitaires du Septentrion, 340 p., 26 €.
Un père © Jean-Luc Bertini

Ils ont été encouragés dans cette voie dès l’enfance. Peu après la naissance, en effet, le petit humain accroît ses chances de survie s’il sait déchiffrer les intentions des autres, capter leur attention et s’attirer leurs faveurs, car sa seule mère ne saurait combler ses besoins en nourriture et en protection. Ces qualités précoces ont dû renforcer, à terme, les comportements coopératifs chez les adultes.

Tout autour de la planète, à mesure que les humains colonisaient les continents, les pères se sont investis de mille manières dans le soin des petits. Aucune société, cependant, n’a prescrit aux pères de s’occuper des bébés autant ou davantage que les mères. Aucune société ou presque n’a même échappé au modèle patriarcal, alors que ce modèle fait souvent passer le bien-être de la mère et de l’enfant après celui du père. Comment l’expliquer ? Selon l’auteure, une fois que la planète a été plus densément peuplée, les sociétés patriarcales et belliqueuses ont souvent eu l’ascendant sur leurs rivales, qui ont dû adopter ce modèle ou périr. Cette hypothèse n’est malheureusement pas démontrée dans le livre. L’expansion démographique a été en effet tardive et très inégale selon les continents.

Ce n’est pas le seul problème du livre de Sarah Hrdy. Publié dans l’excellente collection « Sciences sociales du vivant », cet ouvrage est plein de qualités. Érudit, pédagogique, très bien écrit et très bien traduit, narratif, il propose une histoire fascinante de la paternité, qui mêle avec maestria histoire, éthologie, neurosciences et biologie évolutionniste. On peut regretter toutefois la lourdeur du système de notes, chaque note renvoyant à une note de fin, qui renvoie elle-même à la bibliographie. Le livre souffre aussi de quelques raccourcis et de lacunes, par exemple au sujet de l’agriculture, même si ces manques sont inévitables dans un récit d’une telle ampleur. Les données ethnographiques mobilisées par Sarah Hrdy sont peu nombreuses et parfois discutables – dire de Margaret Mead qu’elle a été « toujours perspicace » est osé, quand on connaît la caricature que cette ethnologue a faite des îles Samoa.

Enfin, Sarah Hrdy propose des analyses de soi tout à fait louables mais un peu courtes. Elle note ainsi avec lucidité que les travaux scientifiques ont souvent colporté la mythologie patriarcale. Darwin en est resté prisonnier jusqu’à sa mort, par exemple, même s’il avait observé qu’« un chapon s’assoit sur des œufs aussi bien et souvent mieux qu’une femelle » et même s’il pensait que « chaque animal est certainement hermaphrodite ». Sarah Hrdy a la grande honnêteté de reconnaître que ses propres travaux ont été longtemps biaisés par la vision patriarcale qui a imprégné son éducation après la Seconde Guerre. Mais, curieusement, elle n’envisage jamais que le féminisme dont elle se réclame aujourd’hui puisse biaiser à son tour ses recherches. Comme si la vision patriarcale était subjective, mais pas la vision féministe.

Par exemple, si Sarah Hrdy tire des conclusions un peu trop définitives des travaux sur la paternité, dont elle reconnaît par ailleurs qu’ils sont lacunaires et débordent son domaine d’expertise, c’est sans doute en raison de son militantisme : l’heure est grave, au diable la prudence. Face au retour de bâton masculiniste, il lui semble en effet « plus urgent que jamais de reconnaître le potentiel nourricier des hommes et de promouvoir son expression ». Dédié aux « futures générations d’hommes attentionnés », le livre vire même par moments au sermon anti-masculiniste.

Dans l’épilogue, Sarah Hrdy se dit aussi écologiste et appelle à sauver la planète. Elle recommande en particulier de voter pour des femmes, car elles donnent souvent la priorité à l’éducation, au bien-être des enfants et à la protection de l’environnement. C’est sans doute un très bon conseil. Mais a-t-il sa place dans un ouvrage de sciences sociales ?


Thibault Le Texier a publié trois livres aux éditions La Découverte, ce qui ne l’empêche pas d’être critique à l’égard de titres parus chez cet éditeur, voire très critique.