Les placards de famille

Est-ce un problème que les personnages n’aient pas de nom et qu’ils soient désignés comme « le père qui est aussi un fils » ou la « fille qui est aussi une mère » ? Au début, on se dit que c’est une coquetterie inutile et un peu agaçante. Et puis finalement non, ça fonctionne. La clause paternelle de Jonas Hassen Khemiri se passe en Suède, dans une famille ordinairement malheureuse et névrosée, bien névrosée quand même. Dès la première page, on apprend que « le grand-père qui est un père a deux enfants. Pas trois. Un fils. Une fille. Il les aime tous les deux. Surtout la fille ». Tout le noyau, explosif, du roman est là, et il sera développé.


Jonas Hassen Khemiri, La clause paternelle. Trad. du suédois par Marianne Ségol-Samoy. Actes Sud, 362 p., 23 €


Dans la famille sans nom, il y a donc le père qui est un grand-père, le fils qui est un père, la fille qui est une mère – enfin pas toujours. D’autres encore, dont des petits-enfants, on en reparlera. Le roman de Jonas Hassen Khemiri s’ouvre avec l’arrivée du grand-père, de Tunisie suppose-t-on. Comme tous les six mois, il vient pour renouveler son titre de séjour et s’occuper de ses affaires. Ou plutôt pour que son fils s’en occupe.

Sauf que cette fois, ça va changer. Parce que le fils en a assez de servir d’expert-comptable-banquier-secrétaire à son père. Parce que la fille est enceinte d’un homme qu’elle aime et qui l’aime, mais que, pour certaines raisons, ce n’est pas une bonne nouvelle. Parce qu’il y a des cadavres dans le placard familial et que les cadavres finissent toujours par sortir des placards.

La clause paternelle, de Jonas Hassen Khemiri : les placards de famille

Jonas Hassen Khemiri © Martin Stenmark

Il apparaît rapidement que le grand-père est un type égoïste, aigri, manipulateur. Même si c’est plus compliqué. Le roman de Khemiri parle de ce que c’est qu’appartenir à une famille et d’en fonder une autre à partir de – ou malgré – la famille où on a grandi. Il parle de la place que les parents laissent ou non aux enfants, de ce qu’ils leur autorisent et leur interdisent. Pourquoi les parents ont-ils des enfants si différents, si différemment doués pour le bonheur et pour la vie ?

La fille va beaucoup mieux que le fils. À ceci près qu’elle a été abandonnée par son fils de douze ans qui est parti vivre chez son père. Il y a une autre fille dont on ne parle jamais, elle a eu une vie et une mort tragiques. Le fils qui est en réalité le personnage central du roman a le sentiment de ne jamais avoir été aimé par son père, il continue à espérer son amour et se déteste d’espérer.

Il y a aussi une mère qui est une ex-femme. Une Mère-Courage qui a élevé seule ses enfants après le départ du père. Les relations du fils avec sa mère ne sont pas au centre de cette histoire, mais un déjeuner où Mère-Courage insiste pour que son fils lui rembourse un tube d’aloe vera qui lui a coûté 119 couronnes (11,68 euros) laisse penser que tout n’est pas simple de ce côté-là non plus.

Revenons aux petits-enfants, très importants. Très importants parce qu’un des leitmotivs de La clause paternelle, c’est l’insupportable difficulté d’être le père en congé parental d’un bébé d’un an et d’une petite fille de quatre ans, dans un environnement où les enfants ont tous les droits (sauf celui de manger de la viande, du gluten et du sucre) et les jeunes pères juste celui de se sentir incompétents et de culpabiliser.

Khemiri (qui semble assez bien connaître la question) nous dresse un tableau horrifique et très drôle de l’esclavage du jeune père enchaîné à son infernale progéniture. Lever à « quatre heures moins dix les mauvais jours et à quatre heures et demie les bons ». Retour de l’école avec sa fille : 15 à 45 minutes selon les jours (« Pas le droit de marcher sur les lignes au sol ! », crie-t-elle, « Pas le droit de marcher sur les feuilles mortes ! ») ; 1 heure 30 en cas de colère (« Elle hurle : “Vous êtes tous moches, je vous déteste !” »). Dîner : 45 minutes (« la cuisine ressemble à une zone de guerre »). Coucher, 30 à 90 minutes : histoire, câlin, verre d’eau, pot, re-câlin… À neuf heures et demie, le petit s’est réveillé quatre fois, la nuit ne fait que commencer.

La clause paternelle, de Jonas Hassen Khemiri : les placards de famille

Le père en congé paternité a des loisirs (il passe des heures sur Internet pour trouver la meilleure voiture, la meilleure façon de faire une valise, de retarder un orgasme ou de terminer un mail). Il a aussi des projets professionnels. (Quand il annonce qu’il va faire du stand-up, sa compagne « prend une profonde inspiration ». Il y a eu la musique, l’écriture, l’organisation d’expos, une brasserie artisanale. « Elle ne critiquait jamais son enthousiasme. Ce qu’elle voulait plus que tout c’était qu’il se trouve son truc dans la vie parce qu’elle savait à quel point c’était douloureux de se mouvoir dans un corps qui n’était porté par aucune envie ».) La scène où le fils s’essaie au stand-up est éblouissante et dévastatrice. On a l’impression d’être dans un de ces rêves où on passe le bac en ayant oublié de s’habiller, ou de réviser. Autre chapitre formidable, celui où, sorti faire les courses (légumes bio, halloumi, lait d’avoine), il se retrouve embarqué dans un road trip à la fois terrifiant et ridicule dans la banlieue de Stockholm.

La clause paternelle est aussi un roman sur le malentendu, fondation de tout bon conflit familial. Les malentendus (car il y en a plus d’un : entre père et fils, entre fille et petit ami, etc.) sont traités de manière magnifiquement juste et intelligente par l’emploi du champ/contrechamp. Certaines scènes sont racontées successivement du point de vue de chacun des deux protagonistes. Ce n’est ni systématique ni lassant, et cela révèle l’absurdité désespérante de décisions prises sur la base de mots mal compris ou jamais énoncés. Fils : « Il espère que le père, pour une fois, proposera de payer. Et en même temps, il se déteste de ne pas pouvoir l’inviter sans penser à d’autres dettes. Il se sent prisonnier sans vraiment savoir ce qui l’oppresse ». Père : « Il laisse le fils l’inviter. C’est le signe qu’il est devenu adulte. Le signe pour l’entourage qu’en tant que père, il a fait du bon boulot ».

Il y a des textes dont une seule lecture suffit largement à épuiser le sens. La clause paternelle est un roman qu’on peut relire en y trouvant à chaque fois autre chose. C’est drôle et cruel, tragique, enthousiasmant. II y a de la douleur, de la honte, mais pas de haine, rien de glauque. Les membres de cette famille ont quelque chose de malgré tout vivant, de désespérément humain qui donne de très belles et heureuses pages sur les débuts enchantés d’une histoire d’amour ou sur un moment d’harmonie domestique. Alors que la crise familiale atteint son paroxysme, le grand-père prend en main ses petits-enfants et s’occupe d’eux avec un naturel et une compétence totalement inattendus qui permettent d’imaginer qu’avant de plaquer femme et enfants, il a pu être un bon père. C’est peut-être ce qui permet au fils de lui dire : « Tu as détruit beaucoup de choses. Mais je ne suis pas suffisamment abimé pour abandonner ma famille. Merci pour ça. »

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