Ni ici ni là

Haute-Folie, le dernier récit d’Antoine Wauters, renoue avec l’ambition de conteur du romancier mais ne parvient pas à dépasser la contradiction entre l’envie de dire quelque chose du monde et le refus du réalisme.

Antoine Wauters | Haute-Folie. Gallimard, 176 p., 19 €

Pour son roman Naufrage, qui racontait l’interrogatoire d’une opératrice des garde-côtes ayant refusé d’envoyer les secours à une embarcation de migrants dans la Manche, Vincent Delecroix avait choisi de s’abstenir d’écrire depuis le point de vue des réfugiés (il a par ailleurs pu à plusieurs reprises, lors d’entretiens, s’expliquer sur l’aspect éthique de ce choix). S’il n’y était pas à proprement parler question de la migration, Antoine Wauters prenait le parti inverse dans Mahmoud ou la montée des eaux où l’ensemble du récit recouvrait le monologue intérieur d’un Syrien. Dans le cas de Vincent Delecroix, Naufrage était le récit complexe d’un laboratoire de cas de conscience où le dialogisme produisait des effets esthétiques à partir des contradictions de la France à l’égard de la « crise » migratoire. Chez Antoine Wauters, le roman se réduisait davantage à une envolée lyrique qui avait à n’en pas douter ses belles pages, pensons au portrait glaçant de Bachar el-Assad, mais cédait trop souvent à une mièvrerie pleine des bons sentiments de son auteur. À première vue, il y aurait là un problème moral : jusqu’à quel point un écrivain peut, depuis le confort de l’Occident, écrire depuis le point de vue des « damnés de la terre » ? Il s’agit cependant d’une question trop morale et, partant, trop peu esthétique pour qu’il soit pertinent de la traiter ici. Là où le récit de Vincent Delecroix mettait le lecteur à mal en dépliant tous les ressorts d’un problème éthique, Antoine Wauters ne parvenait pas, du fait d’un sentimentalisme exacerbé, à proposer une prise sur la situation syrienne qui soit véritablement digne d’un roman, c’est-à-dire qui puisse proposer une sortie hors de la morale courante.

« Paysage avec toit rouge », Léon Spilliaert (1926) © CC0/WikiCommons

Dans son nouveau roman, Antoine Wauters offre un récit fait de la quintessence de son écriture, pour le meilleur et pour le pire. S’il fallait situer Haute-Folie au sein de son œuvre, il faudrait plutôt le rapprocher de Pense aux pierres sous tes pas. Dans l’un comme dans l’autre roman, l’intrigue se situe dans un non-lieu, un pays imaginaire dont rien ne nous est dit, ainsi que dans un non-temps, quoique plusieurs archaïsmes glissés çà et là laissent entrevoir quelque moment douloureux du XXe siècle. Les thématiques de Wauters se perpétuent d’un roman l’autre, entre malédiction familiale, récit de guerre et de pauvreté ou encore éveil à la sexualité et à l’amour.

Le premier chapitre de Haute-Folie fonctionne ainsi comme les premiers chapitres de la Genèse, où la chute hors de l’Éden initial et le péché originel précipitent le cours de l’histoire. Josef, le personnage principal, naît un jour d’orage, celui même où la ferme familiale, frappée par la foudre, part en fumée. Ses parents, Gaspard et Blanche, se retrouvent pris dans l’engrenage du prêt à rembourser auprès d’un premier antagoniste, Jünger, figure stéréotypique de prêteur qui finira par s’approprier l’ensemble de leurs biens, avant que le chapitre s’achève sur un meurtre et un suicide. Josef, désormais recueilli par son oncle, connaîtra une enfance et un âge adulte hantés par la perte de ses parents, dont il ignore tout. Il deviendra une figure d’ermite avant de tomber brièvement amoureux de Juliette, la fille de Jünger, avec qui il aura un fils, prénommé Gaspard comme son grand-père. Ce second Gaspard héritera à la mort de sa mère de la ferme dont ses grands-parents avaient été spoliés en même temps que des carnets que Josef aura tenus toute sa vie et à partir desquels il se mettra à écrire. La boucle est ainsi bouclée.

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Nous le disions, Antoine Wauters, depuis la Belgique où il écrit, aime à se situer dans un ailleurs, que l’on peut certes deviner, mais qui demeure abstrait et, partant, propre à l’ambiance de conte que l’auteur affectionne dans ses récits. Ainsi, même si Haute-Folie semble se dérouler dans l’Europe endeuillée par les conflits de la première moitié du XXe siècle, la narration instille suffisamment d’étrangeté pour que ce lieu puisse être partout et nulle part. Wauters manifeste, roman après roman, un attrait certain pour la forme du conte et la thématique de l’enfance. Ce thème lui permet de déployer de très belles pages et peut-être ses moments de grâce lorsqu’il évoque la découverte juvénile du désir, de la pulsion et finalement de la sexualité et de l’amour. Mais là où l’intérêt du conte est, entre autres, de s’abstraire de toute référence trop précise au réel pour recentrer son propos, non sur le discours qui pourrait être tenu et que chacun pourra projeter à son aise, mais bien sur la forme (sa structure, la répétition de ses formules, et surtout l’enjeu d’une situation qui ne s’embarrasse pas de l’histoire de ses personnages), Antoine Wauters reste ancré dans une volonté de dire le réel.

C’est précisément ici que la forme d’« exotisme » à l’œuvre chez Wauters trouve sa limite puisque le récit se voit pris dans la contradiction entre l’envie d’ailleurs et le refus de dépasser une certaine distance qui in fine devient refus du concret et de la précision, comme si le narrateur ne pouvait jamais réellement entrer dans le territoire qu’il tient pourtant à raconter. Antoine Wauters cherche à la fois à travailler l’abstraction du conte et à décrire sans le dire l’Histoire tragique de l’Europe au XXe siècle selon une approche sociale. Mais, en refusant obstinément d’ancrer son récit dans un réel donné, il se perd dans un flou qui laisse le lecteur perplexe. Ce flou résulte notamment du choix d’une narration majoritairement discursive : le narrateur dit ce que font et deviennent les personnages sans que grand-chose soit proposé à ressentir. À titre d’exemple, en faisant de son protagoniste un ermite, une part du roman tente une percée vers le mysticisme mais cet élan se fait de manière bien trop convenue autant que distanciée pour qu’il soit communicatif. Là où le caractère radical de l’érémitisme, sa dimension irrationnelle aurait pu offrir une sortie d’un texte bien trop maîtrisé par son auteur, il ne reste qu’un récit onirique et trempé de lyrisme qui pourtant demeure irrémédiablement froid et vain.