La parole est à James

Les aventures de Huckleberry Finn (1885), le classique américain de Mark Twain, a souvent été réécrit ; des versions plus « morales », des points de vue narratifs différents ont été proposés, des suites ajoutées (la dernière en date étant le Huck Finn et Tom Sawyer à la conquête de l’Ouest de Robert Coover en 2017). Le roman James reprend cette tradition en faisant raconter l’histoire par Jim, Noir fugitif et compagnon du jeune Huck, une entreprise qui a valu à son auteur, Percival Everett, le National Book Award en 2024.

Percival Everett | James. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Anne-Laure Tissut. L’Olivier, 288 p., 23,50 €

Everett n’est pas le premier à faire parler Jim. L’écrivain John Keene, par exemple, dans « Fleuves », une belle nouvelle de Contrenarrations (Cambourakis, 2016), laisse l’ancien esclave s’exprimer quatre décennies après ses aventures sur le Mississippi. Le James d’Everett rejoint donc ce petit groupe d’écrits qui confère une intériorité à Jim, mais en suivant peu ou prou les péripéties satiriques de Huckleberry Finn et en les transposant à l’aube de la guerre de Sécession (alors que le livre de Twain se déroule dans les années 1830 ou 1840), une indication du continuum d’oppression qui pèse sur l’existence noire, avant comme après l’émancipation, et jusqu’à aujourd’hui.

Les motifs de la fuite des deux héros sont dans James les mêmes que dans l’« original » – ils quittent leur bourgade du Missouri, l’un parce que sa vie est menacée par son père ivrogne, l’autre parce que sa maîtresse veut le vendre ; les aventures le long du fleuve demeurent assez semblables, mais diffèrent dans deux épisodes majeurs où Jim vit ses propres expériences, loin de Huck. Dans le premier, très réussi, il participe à un « minstrel show », occasion de mettre en scène la farce des différences raciales (un thème favori des romans d’Everett) ; dans le second, qui remplace la fin critiquable du livre de Twain, il organise une révolte sanglante où le passage à la violence et l’invention d’une identité (il se fait maintenant appeler James) suggèrent la naissance d’une nouvelle agentivité noire.

Au fil des pages, un sous-texte, explicite ou non, qui va des philosophes des Lumières à Ralph Ellison, en passant par les « slave narratives » et W. E. B. Du Bois, permet, dans la même mesure que les nouveaux épisodes, de dépasser les approches de Twain sur le racisme, la sujétion et la liberté, d’y substituer des vues plus contemporaines. À côté de la question de la violence dans la société, apparaissent ainsi celles de l’identité, de la fonction des discriminations raciales et sociales, de la responsabilité. Avec un assez joli résultat littéraire si l’on passe sur certains problèmes, en particulier dans la seconde partie.

Percival Everett, James
Percival Everett © Jean-Luc Bertini

Le premier est l’utilisation par Jim et les autres Noirs d’un « petit nègre » qu’ils parlent en présence des Blancs alors qu’entre eux ils utilisent un anglais parfaitement standard. L’effet comique est, au début, assuré, et de belle portée critique : le double langage des Noirs renvoie à la stupidité dégradante des stéréotypes blancs, aux ruses que doivent utiliser les opprimés face à leurs oppresseurs, à la « double conscience » chère à W. E. B. Du Bois comme aux autres penseurs de l’aliénation… Mais, au fil des pages, cette stratégie langagière finit par perdre son utilité et devient encombrante.

Ensuite, autre écueil, le type de conscience narrative que représente Jim est elle aussi à double tranchant. En apparence ignorant et soumis, le narrateur est en réalité instruit et éclairé car il a appris à lire dans la bibliothèque d’un Blanc et a ainsi acquis un regard critique qui lui permet, par exemple, de converser en rêve d’égal à égal avec Voltaire et Locke. Pourquoi pas. Le problème de ce choix est qu’il prive le texte d’un élan, celui de l’éveil d’une conscience (à l’œuvre pour Huck dans Huckleberry Finn ou pour Candide dans le conte de Voltaire). Jim, d’entrée de jeu, est déjà convaincu de toutes les violences et injustices de son siècle, il n’a pas la fonction dynamique essentielle du héros qui se heurte au monde comme il va et qui le révèle comme tel.

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Enfin, malgré (ou à cause de ?) toute son aisance littéraire, Everett ne peut résister à une certaine facilité d’idées et de style. Parfois, il se fait banal, il souligne, il explicite, il surcharge, comme s’il ignorait que son lecteur ou sa lectrice – être historiquement et moralement averti du XXIe siècle – n’a pas besoin de didactisme et de violence atroce pour comprendre les réalités de l’esclavage et du racisme (il va, par exemple, jusqu’à faire figurer dans son récit des « fermes d’élevage », « breeding farms », qui ne sont attestées par aucun historien).

Pourtant, Everett le sait, « un livre réussi ne consiste pas en ce qu’il dit mais en ce qu’il ne dit pas » ; c’est même Twain qui l’affirmait. On rêve donc ici parfois à d’autres modes conduisant mieux à la victoire de la lucidité, comme ceux des prédécesseurs que l’auteur admire : au tranchant elliptique de Voltaire, à la fausse naïveté satirique de Twain, au symbolisme goguenard d’Ellison…

On rêve aussi à une meilleure fin pour le roman, car quelle déception que sa partie conclusive ! Alors qu’Everett tenait une belle occasion de faire oublier celle, si décevante, de Twain ! Mais non, dans ses dernières pages James vire brutalement vers le « thriller » schématique, les ultimes chapitres donnant l’impression d’être, au mieux, le canevas de ce qui aurait dû être un livre plus long.

Pourtant, James, grand succès aux États-Unis, se lit avec intérêt, en dépit de ses défauts. Son sujet captive, son indignation convainc ; qui n’adhèrerait de tout cœur à une dénonciation de l’oppression, de l’injustice, de la distorsion de la vérité, etc. ? Sa connivence avec le lecteur, propre à toute réécriture, opère, car qui ne se sentirait flatté d’être traité en partenaire cultivé ? Mais n’y a-t-il pas quelque dérision de la part d’Everett à aller si libéralement dans le sens de nos bons et mauvais sentiments ?

La critique anglo-saxonne, quant à elle, a applaudi le livre et l’a trouvé émouvant. Elle ne ménage d’ailleurs pas ses compliments sur le moment capital où Jim décide d’écrire son histoire (c’est-à-dire le livre que nous tenons entre nos mains) et déclare : « Je m’appelle James… Je peux vous dire que je suis un homme qui a conscience du monde dans lequel il vit, qui a une famille, qui adore sa famille… qui ne se contentera pas de dire son histoire, mais l’écrira lui-même. / Avec mon crayon, je me suis mis au monde par l’écriture. » Sans blague, Percival ?