Le blues de Percival Everett

Percival Everett, auteur afro-américain d’une trentaine de livres, est professeur de littérature et spécialiste de la théorie critique à l’université de Californie du Sud. Cet homme de la Renaissance – il est peintre, cavalier, musicien, philosophe et enseignant — fascine les universitaires, qui ont fondé The Percival Everett International Society, organisme regroupant principalement des savants français et américains. Tout ce bleu reste fidèle à son esprit : le réalisme apparent dissimule à peine des jeux postmodernes. Après nous avoir accordé un premier entretien il y a huit ans, il est revenu à Paris l’automne dernier pour défendre son nouveau roman. 


Percival Everett, Tout ce bleu. Trad. de l’américain (États-Unis) par Anne-Laure Tissut. Actes Sud, 334 p., 22,50 €


À une époque où, sous l’impulsion des écoles d’écriture créative, la fiction occidentale sombre dans un réalisme conformiste et sentimental, Percival Everett maintien sa foi dans le roman qui, pour citer notre entretien de 2012, « paraîtra réel mais qui sera abstrait ». L’abstraction va de pair avec sa passion pour le non-sens, qu’il utilise, en amoureux de Lewis Carroll, pour « imposer une structure ». Son intérêt pour les questions esthétiques et philosophiques le distingue de la doxa actuelle selon laquelle la littérature sert principalement à donner voix à des minorités opprimées, idée dont il se moque dans son roman Effacement (2001), où Thelonious « Monk » Ellison, professeur de littérature, écrit une parodie du roman du ghetto, intitulé Putain, en exagérant le dialecte afro-américain.

Everett prend du recul vis-à-vis des questions ethniques et raciales. Comme il nous l’a avoué il y a huit ans : « quand je regarde dans un miroir, je me vois, point ». Son nouveau roman, sur un peintre d’art abstrait, s’inscrit dans son projet de regarder les couleurs, vraiment, dans toute leur beauté et toute leur abstraction. Kevin Pace, le héros, a cinquante-six ans. Il s’agit d’un artiste célèbre, père de famille, amoureux de Paris et de la langue française. Il a des idées fixes concernant l’emploi du langage, qu’il n’hésite pas à proférer (il faut écrire « cinquante-six » plutôt que « 56 »).

Tout ce bleu se divise en trois parties entrecroisées, correspondant à des époques séparées de la vie de Kevin : « À la maison » (« Home », en anglais) se passe en Nouvelle-Angleterre en 2011 ; « Paris », dix ans plus tôt ; et « 1979 », au Salvador. Ces titres révèlent à eux seuls une quête d’abstraction, déjà présente chez lui dans d’autres titres de roman, que ce soit Effacement, Glyphe ou Montée aux enfers (titre original : Assumption). Comme dit le narrateur de Tout ce bleu : « Il y a quelque chose de cruel dans l’abstraction ».

Cette cruauté serait-elle liée à un penchant pour la concision, terme ayant pour origine le mot latin concisus, « tranché » ? Toujours est-il que Kevin Pace sera témoin de la brutalité à l’état pur lorsqu’il voyagera au Salvador, effectuant ainsi un renversement du schéma de Conrad, parce qu’ici il s’agit d’un Noir voyageant au cœur des ténèbres — la jungle salvadorienne en pleine guerre civile — afin de trouver un Blanc disparu. La figure de Kurtz y est même dédoublée : en plus de « la Poisse », ex-Marine et criminel de guerre détraqué, il y a le frère de l’ami de Kevin, devenu dealer.

Percival Everett, Tout ce bleu

Mais, à la place des « ténèbres », la couleur prédominante ici est le bleu. Le romancier aime cette tonalité, comme on l’a déjà vu dans Percival Everett par Virgil Russell, où il cite une œuvre de l’artiste Joseph Cornell, Toward the Blue Peninsula. Ici, le narrateur ne cesse d’en remarquer les nuances variées : le bleu d’un Coupé de Ville Caddy’63 qu’il loue au Salvador ; le vêtement de Victoire, jeune maîtresse de Kevin (« un manteau bleu céruléen couvert de nuages blancs ») ; les « chaussettes bleu clair » d’un soldat ; et même le vide : « Je regardai par mon hublot l’étendue vide et bleue. » Cette couleur représente-t-elle l’infini ? la perfection ? la mort ? Elle parcourt le texte tel un leitmotiv dans une symphonie ; on y sent l’affinité de l’auteur pour la musique. Lorsqu’on a demandé à Everett ce que le bleu représente, il a répondu de manière concise : « Le bleu ‟est” ».

Le bleu a beau « être », il n’est pas une valeur fixe ; il se confond ici avec le vert, les deux étant désignés, en chinois, en coréen et en japonais, par le même mot. La signification du bleu tient-elle à sa frontière instable ? En dépit de l’ironie habituelle d’Everett, cette couleur semble porteuse d’un sens mystique, apparent lorsque la femme de Kevin, en découvrant son grand tableau, s’exclame trois fois : « Tout ce bleu. »

Everett revendique l’influence des peintres et des musiciens quasi-religieux, de Jackson Pollock à Debussy. Tout ce bleu interroge l’art contemporain, faisant fi de l’interprétation : « Et merde à Platon : le tableau que j’avais sous les yeux n’était pas une imitation, ni une représentation, mais l’idéal concret. Ma perception pouvait bien être une représentation, mais le tableau, ma foi, c’était le tableau. »

Toujours mystique, Kevin refuse de révéler le nom de son chef-d’œuvre, silence anticipé dans Le supplice de l’eau, où Everett écrit : « Nommer fonctionne en tant que procédé de distanciation aussi bien qu’en tant qu’emblème de connexion. » L’absolu est-il innommable, tel Dieu dans le judaïsme ? On pense au Motif dans le tapis de Henry James, auteur « adoré » par Everett. Tout ce bleu est rempli de secrets, chaque personnage en détient un : le héros a une maîtresse ; celle-ci a un petit ami ; et la fille du héros est enceinte. Pour ne pas évoquer le non-dit le plus important : Kevin a épousé sa femme sans vraiment l’aimer. Selon Everett, les secrets sont importants parce qu’ils « font que nos vies nous appartiennent ».

Le western — genre enseigné par Everett à la Sorbonne — relève-t-il aussi du mystère ? On songe à La prisonnière du désert, où une fille blanche se métamorphose en Amérindienne. « 1979 », situé au Salvador, se lit en effet comme un western, avec les Indiens de l’Amérique du Sud et une Cadillac au lieu d’un cheval. L’homme recherché par Kevin se métamorphose, telle la fille dans le film de John Ford, en « indigène ».

L’affrontement entre Salvadoriens et États-Uniens reproduit la structure binaire tant affectionnée par Everett. Ce « motif dans le tapis » dialectique traduit-il l’expérience noire dans une Amérique blanche ? Chez Everett, la négation est omniprésente, répétée à satiété : « Je savais qu’en fait ce n’était que du blabla. Ou peut-être pas. »  Ou encore : « But sex with Victoire, whereas it was not unsatisfying, was not so electric… » (il y a moins de termes négatifs dans la traduction : « Mais mes rapports avec Victoire, s’ils m’apportaient de la satisfaction, n’étaient pas si électriques… »). À l’instar du titre de son roman Pas Sidney Poitier, même les affirmations s’appuient sur des négations : « Ce qui était intéressant à propos du tableau, c’est que je ne l’aimais pas ; et à propos de la jeune fille, que je l’aimais. » L’importance du non-sens chez Everett procède-t-elle ainsi de sa passion pour la dialectique, l’amenant à mettre en scène des batailles entre sens et non-sens aussi féroces qu’une fusillade au Far West ?

Percival Everett, Tout ce bleu

Percival Everett à Paris (2019) © Jean-Luc Bertini

Tout ce bleu contient trois volets, dont notre préféré est sans doute « Paris ». C’est ici qu’on trouve la dialectique la plus mystérieuse : celle de l’érotisme. Lorsque Kevin entreprend une aventure adultère avec Victoire, étudiante aux Beaux-Arts, l’abstraction d’Everett tend vers l’idéalisation. Dans le texte original, les deux amants échangent parfois en français ; leurs dialogues sont transcrits dans un idiome si pur et si élégant qu’ils font démodés. De même, Victoire, âgée de vingt-deux ans, est dotée d’un physique et de vêtements idéalisés (voir son manteau « bleu céruléen couvert de nuages blancs »). Kevin remarque sa blancheur: « Était-elle d’un blanc de zinc ? Titane ? Je décidai qu’elle était blanc flocon…» Il n’a jamais vu une peau aussi blanche, elle est peut-être même « la seule personne vraiment blanche que j’aie jamais vue ». Il désire posséder sa « pureté d’esprit ». On imagine la Victoire de Samothrace au Louvre.

Bien évidemment, leur liaison a lieu à Paris : dans l’esprit américain, les Parisiennes sont si libres et si sensuelles ! Victoire sait que son homme est marié et s’en fout. Idem pour la mère de Victoire.  L’étudiante — pourtant fiancée à un homme de son âge — dit très tôt à son amant : « Je t’aime », en français dans le texte original. Ah, Paris, ville de l’adultère, ville des maîtresses pleines d’allant !

Vue des États-Unis, leur idylle paraîtrait suspecte. Kevin n’a-t-il pas « abusé de sa position de pouvoir » vis-à-vis d’une aquarelliste qui veut réussir dans la même sphère ? Aujourd’hui, une telle histoire ne passe pas en Amérique, ni dans la réalité ni dans la fiction. On se demande si Percival Everett s’en tire grâce à la couleur de sa peau : en tant que Noir, jouit-il d’une marge de manœuvre supplémentaire dans le domaine du sexuellement incorrect ? On lui a demandé si son intrigue n’allait pas à l’encontre du mouvement #MeToo, hypothèse qu’il a confirmée en évoquant Bill Clinton : « On a eu un président menacé de destitution pour une aventure — même pas une aventure —, donc vous avez raison, je crois. »

L’amour s’incarne à Paris, au sens propre. Victoire dit à Kevin : « Je veux que tu jouisses en moi. » Le bleu n’est-il pas la couleur de la Vierge ? Le thème de la conception traverse ce roman en filigrane, et Victoire ne sera pas la seule jeune personne à vouloir accoucher d’un enfant de la lignée de Kevin Pace : April, la fille de celui-ci, encore adolescente, tombe enceinte.

Autrement dit, l’inceste — sujet tabou sauf lorsqu’il éclate dans l’affaire Woody Allen — obsède les puritains outre-Atlantique. Percival Everett, lui, tourne autour : si l’on compare Tout ce bleu à Percival Everett par Virgil Russell, on tombe sur des parallèles troublants. Dans ce dernier livre, le héros, peintre abstrait, embauche une apprentie de vingt-deux ans (qui s’avérera être sa fille naturelle), ex-étudiante à l’Institut d’art de Chicago. Il l’amène dans son atelier et elle demande : « C’est sur quoi, ce tableau ? » Il répond « C’est un tableau sur le bleu et le jaune. Parfois sur le jaune et le bleu. » Tel Kevin avec Victoire, il lui demande si sa mère sait qu’elle est avec lui. Victoire serait-elle l’avatar de cette héroïne antérieure, fille d’un artiste travaillant les couleurs associées à l’image de la Vierge ? Quant à Percival Everett, suggère-t-il des conceptions miraculeuses sur un arrière-fond incestueux ?

Quelle horreur ! Il faudrait vite le clouer au pilori ! Sinon, l’Amérique verra rouge !

Tous les articles du n° 96 d’En attendant Nadeau