En reliant son expérience propre à celles d’autres femmes confrontées à la violence terrifiante de certains hommes, Nathacha Appanah ne produit pas un texte au service d’une idée ni ne témoigne simplement. Elle enquête sur les conditions de cette violence, explore la nuit sans fin qui avale ces destins et cherche, comme à tâtons, des moyens d’en penser les enjeux par le travail inestimable de la littérature.
« Mon estomac se noue d’angoisse quand j’ai à faire ça : expliquer ce que j’ai l’intention de faire. Intention littérale, intention métaphorique, intention littéraire, intention qui me dépasse. » Voilà ce qu’éprouve Nathacha Appanah au cours de l’enquête qu’elle mène sur la mort atroce de Chahinez Daoud, battue, harcelée et finalement immolée par son mari en 2021. Il lui faut convaincre que sa volonté d’écrire ne relève pas du voyeurisme, de l’appropriation. Qu’il s’y joue quelque chose d’à la fois moral, politique, et une multitude d’enjeux esthétiques, qui se lient inextricablement. Et qu’elle doit s’en débrouiller. Trouver une distance, une empathie, pour faire jouer ses sentiments, les nôtres, sans obstruer une vision plus large sur la violence endémique et mortelle que subissent des femmes aux prises avec de multiples effets de dominations, des empêchements considérables et un sentiment de peur permanent inimaginable.
Nathacha Appanah parle de cette communauté de la peur, de ce sentiment presque intransmissible, infigurable, mais qui lie les expériences les plus diverses quant à leurs conditions – sociales, géographiques, temporelles… C’est ainsi que le hasard de son existence pousse l’écrivaine à relier ce drame qui avait fait la une des journaux à celui d’Emma écrasée volontairement par son mari en l’an 2000 à l’île Maurice, dont elle découvre qu’elle fait partie de sa famille. Puis, ou parce qu’elle partage avec elles l’expérience d’une relation d’emprise et de violence conjugale, elle les fait résonner avec elle-même, avec la sédimentation de sa vie et de son expérience d’écrivaine. Le livre se compose, trouve son équilibre – parfois les proportions heurtent un peu – dans le passage de l’une à l’autre de ces expériences, dans la manière dont elles peuvent se figurer dans un texte, produire un récit possible, juste.
La nuit au cœur est un livre qui produit une émotion, se saisit d’une urgence sociale, questionne le discours des femmes, témoigne d’un véritable courage et d’une grande inventivité formelle. On y perçoit une recherche de la justesse, de la distance, une sorte d’épreuve. Mais au-delà, avec une intuition flagrante, c’est un livre qui fait penser, vraiment. Ou plutôt, qui fait penser autrement. En le lisant, on réalise qu’il produit, par ses grandes qualités et certains de ses défauts tout autant, une énergie rare de pensée. Qu’il oblige à réfléchir, pour soi et pour la communauté qui nous lie, ce que fait la littérature, ce qu’elle peut, les limites auxquelles elle nous confronte. À évaluer la place qu’on occupe dans le monde et dans le discours qu’on tient sur lui, à penser tout simplement qui nous sommes et ce que nous pouvons faire.

C’est un texte qui veut parvenir à s’écrire avec « l’assurance que l’écriture, les livres, ce travail, cette obsession, que tout ça, ça sert à quelque chose ». Que la littérature agit, modifie et les percepts et les idées, qu’elle enfonce un coin dans le réel, qu’elle parvient à le faire dévier, à le réordonner. C’est autant affaire de politique que de langage. Considérer une tension entre l’idée et son expression, ou plutôt entre ce qu’on se représente, ce qu’on veut dire et les moyens que l’on emploie. Elle le synthétise clairement : « Je voudrais écrire ce qui va suivre en ponçant la langue, les mots, l’orthographe, la grammaire, gratter, gratter jusqu’à buter sur l’os même de l’acte et qu’il existe sur cette page comme tel : un geste inqualifiable, innommable, sans langue, sans mots, sans orthographe, sans grammaire. » Il faut dire que ce qui se joue dans ce récit composite réclame de l’attention, oblige à une forme d’abstraction en quelque sorte. Car, s’il articule une part autobiographique avec une dimension documentaire, il imagine surtout une distanciation vis-à-vis de ce qu’il raconte.
Et c’est en cela qu’il évite, ou contourne c’est selon, les écueils majeurs qui semblent saisir les textes contemporains face à l’enjeu des violences faites aux femmes. Nathacha Appanah explique : « De ces nuits et de ces vies, de ces femmes qui courent […] Il a fallu faire quelque chose. Les écrire, les regarder en face, les peser chacun leur tour et aussi ensemble […] Il a fallu rêver cet éternel rêve d’un nous et d’un récit commun », se plonger dans « la quête désespérée d’une justesse au plus près de la vie, de la nuit, du cœur, du corps, de l’esprit ». Elle écrit et compose son livre sur une ligne de crête entre réflexion abstraite et incarnation vivace, semblant obéir à un mouvement de balancier qui oblige à objectiver l’expérience et à la réinvestir d’une part de magie fabulatrice. On ne peut qu’être saisi par ce va-et-vient permanent entre soi et les autres, entre ce qui distingue et ce qui relie, entre la singularité et le commun tout autant insaisissables l’une que l’autre.
La nuit au cœur s’impose ainsi comme un livre fort sur la façon dont l’écrivaine prend part à ce dont elle témoigne, pour elle-même et pour d’autres, interrogeant sans cesse la légitimité d’une parole, d’une méthode, de la manière dont on se saisit du réel et dont on peut en parler. Il témoigne de son angoisse même de production, du désordre qui y préside. Avec lucidité, elle confie : « Ce projet fou de retourner la peau d’une partie de ma vie en racontant son angle mort et sa violence, d’aller à la recherche d’Emma et y parvenir à peine parce que c’est trop tard, de retenir Chahinez dans la lumière du jour à tout prix. De raconter leur mort à toutes les deux même si aucun vivant ne peut réellement parler de ça, de cette chose inéluctable que chacun d’entre nous traverse, absolument seul. De lier ces deux femmes à ma vie, à croire qu’elles m’attendaient, tels des fantômes patients, de tricoter entre nous une sororité, de les tenir comme ça, à bout de bras, dans une sorte d’obscurité, de silence et d’impuissance de l’écriture. »
Natacha Appanah écrit le livre d’un sursaut, d’une nécessité. Son livre, entre enquête qui ne peut trouver de véritable distance et retour confessionnel sur soi-même, exprime bien la tension qui habite la littérature contemporaine – d’Annie Ernaux à Vanessa Springora ou Emmanuel Carrère pour faire très large. Comment fabriquer de la littérature avec un réel qui semble toujours devoir passer au tamis de l’expérience propre ? Comment dépasser la singularité pour entrer dans la littérature ? Comment écrire pour d’autres sans les oblitérer ou les réduire ? Comment ne pas choir dans le prêchi-prêcha de l’exemple ou de la morale étroite ? Comment élargir le spectre d’un discours, faire tenir une nécessité politique, dans le récit complexe d’existences qui échappent, fuyantes, mystérieuses ? Comment penser ce qui pèse et empêche ces femmes et analyser les discours qui les minorisent ? Comment entendre le déni, le racisme voilé et désamorcer les discours ambigus ? Comment retourner le langage contre les agresseurs et faire basculer quelque chose du fondement dominateur qui les pousse et changer l’ordre du pouvoir ? Voilà ce que fait penser un livre hybride et inconfortable qui fait se rencontrer des régimes d’écritures divergents, se nouer des questions qui habituellement semblent scindées. Il organise un texte qui, au-delà de la stricte appréciation, rend possibles ces questions et oblige le lecteur à se les incorporer.

Écrire ce texte semble relever d’une obligation, d’un mouvement d’extirpation, d’une nécessaire démonstration. On y entend de la lucidité, une manière de mettre un travail de fiction en perspective à l’aune d’une expérience fondatrice qui accède ainsi à une collectivité symbolique et réelle puissante. Un texte qui témoigne des limites qu’il rencontre, des difficultés qui surgissent toujours. « Je balbutie, je doute, j’avance à tâtons. Je tire des fils.[…] je fouille sans savoir ce que je cherche, j’écris comme on comble un trou », écrit-elle. Elle ordonne un regard pour lutter contre l’effacement de ces femmes, de leurs errances dans des nuits qui semblent presque sans fin et que vient rompre le texte, le livre, le langage, le partage qui s’y organise.
« Peut-être que si le récit pouvait s’écrire dans une vérité entière, sans oublier la complexité, le contexte, les points de vue, il offrirait une encyclopédie de perspectives sur la violence et l’emprise dans un couple, mais ici n’est pas le lieu des archives, de la statistique, de la clairvoyance, de la justice. Ici est un monde de monceaux, de bribes, de mémoire, de souvenirs, d’affects. Ici subsistent le souffle des rêves, le grain des peaux, le sel des larmes, l’épaisseur des nuits et le goût du temps. Ici se côtoient la vie et la mort, le passé et l’avenir, le possible et l’inimaginable, les fantômes et les vivants. Mis bout à bout, cela forme un artefact. » Quel meilleur plaidoyer pour la nécessité de la littérature ? Comment mieux confirmer que la littérature doit se saisir du monde, des expériences, de sa valeur testimoniale, avec lucidité, par ses moyens propres ? Que c’est en inventant des récits, des langages, que se créent des objets qui dépassent la ponctualité ou la stricte émotion. Comment mieux rappeler qu’elle apporte la profondeur nécessaire pour penser et pour vivre ? Avec ce livre, Nathacha Appanah a « choisi la litterratir comme si c’était la seule issue, comme si c’était le seul chemin éclairé ».