L’apparat, le discours du président de la République française, la Patrie reconnaissante : c’est ainsi qu’Emmanuel Carrère rend hommage à sa mère, en lui offrant la description de ses funérailles nationales, soit plusieurs pages d’un journalisme littéraire irréprochable, pour introduire son dernier récit autobiographique, Kolkhoze.
Née en France en 1929, Hélène Carrère d’Encausse est morte le 5 août 2023. Elle était secrétaire perpétuelle de l’Académie française, elle avait épousé la France et tous ses attributs les plus prestigieux. Elle était l’Institution. À sa façon, bien moins pompière et moins guindée, son fils l’est aussi. Il était donc attendu qu’il tirât profit de ce deuil pour, de nouveau, plonger dans l’histoire des siens, venus de l’Est du côté maternel, et écrire cette nouvelle version du roman national français.
Beaucoup de lecteurs le savent plus ou moins, Hélène Carrère d’Encausse était née Hélène Zourabichvili, d’un père géorgien et apatride, et d’une mère russe, aristocrate et apatride elle aussi. De ce point de vue, le récit de son fils est une leçon d’histoire fort rondement menée. L’écrivain est chez lui dans ce monde qui a souffert des affres des deux révolutions de 1917, février et octobre. C’est un bon vulgarisateur, il est à l’aise en écriture comme il l’est dans cet univers dont la brutalité se prolonge aujourd’hui encore, sous nos yeux, en la personne de Vladimir Poutine. Il avoue n’avoir jamais autant lu la presse que depuis la guerre en Ukraine, et on le croit.
Mais la guerre n’est pas le propos d’Emmanuel Carrère. Son propos est de retracer le parcours d’une femme dont le but fut de s’intégrer, d’être reconnue, d’assurer sa restauration du côté des vainqueurs et d’y siéger à jamais. Il y revient donc, en s’appuyant, comme souvent dans les récits familiaux, sur des photos et des archives retrouvées après la disparition de ses parents. « La photo les montre… » : l’expression réapparaît régulièrement pour relancer le récit. Il n’oublie pas son père. Au contraire, celui-ci, mort peu après sa femme, s’était fait généalogiste des deux familles, la sienne et celle de son épouse. C’est ce pas-là que lui emboîte son fils : il prolonge le travail de son père et cite beaucoup cet homme issu d’une famille des Pyrénées appelée Carrère, qui ajouta puis transforma le nom Dencausse en d’Encausse. Ah, le patronyme, la lignée, l’ascendance aristocratique dont on peut remonter le fil jusqu’à l’éternité d’un petit lieu-dit !

Emmanuel Carrère n’est pas entièrement neutre sur ce chapitre, conscient de ce que « ça » représente, mais point trop arrogant, sans doute moins blessé qu’une Laure Murat dont la démarche est inverse : marquer l’écart entre soi et les siens. Il évoque Proust et le snobisme, qui lui semble une porte d’entrée en littérature aussi légitime qu’une contrainte formelle, par exemple. Au passage, notons, dans le paysage éditorial français actuel, le nombre de récits venus des deux extrémités de l’arc social, comme s’il y avait l’aristocratie du haut et celle du bas. Pour rire, l’auteur, qui insiste sur la présence autour de lui de portraits d’aïeux, aurait pu mentionner une scène de La Chasse aux papillons, film du réalisateur géorgien Otar Iosseliani : une jeune femme noire fait visiter le château familial à des touristes éberlués de la voir indiquer tableaux et portraits de ses ancêtres blancs comme neige. Il y avait là tant de fantaisie et de drôlerie légère !
Il préfère citer Nabokov en qui il voit un comble de « voltige polyglotte ». Et croire la version du récit familial maternel de son oncle, Nicolas, le personnage le plus sympathique de son livre. Nous parlons de « versions » car il y a un nœud, ou des nœuds, dans l’histoire d’Hélène Carrère d’Encausse. Son père, Georges, exilé, pauvre, fut interprète pour les Allemands à Bordeaux pendant la guerre. Jusqu’à quel point collabora-t-il ? Carrère a déjà raconté son histoire dans Roman russe, il se répète mais en se corrigeant, penchant du côté de l’interprétation de son oncle, qui croit fermement à une collaboration plus active de Georges Zourabichvili.
Mais l’écrivain-reporter écrit à la coule, y compris au fil de plus de 550 pages. Son rythme fluide contribue à aplanir les aspérités et à effacer la tache. Il parvient à dissoudre la honte en se faisant simple rapporteur (est-ce possible ?), avec un parfait mélange de sincérité, d’habile candeur et d’égotisme. Il n’est pas historien et ne se pose pas en historien, il n’est donc pas tenu à l’analyse. Mais il mentionne bien la brouille avec sa mère que lui valut la révélation sur le grand-père. Ce faisant, il est son propre exégète, expliquant et s’expliquant le choix de la plupart de ses récits antérieurs. Ainsi apprend-on que La Moustache est lié à ce grand-père, Georges, qui revint de la guerre sans moustache, et que sa fille, Hélène, eut du mal à reconnaître.

Mais tout de même ! est-on en droit de s’indigner comme sous les ors de la coupole de l’Académie française. Hélène Carrère d’Encausse s’est trompée sur presque tout : sur la chute de l’Empire soviétique et son éclatement, sur le fascisme de son ami Maurice Bardèche (terrifiant personnage et monstrueux négationniste), sur la personnalité de Poutine, sur l’invasion de l’Ukraine… Les plus grands soviétologues du monde le savent. Elle s’est aveuglée et elle fut aveuglée. L’amour d’un fils et le désir de pardonner, le traumatisme de l’exil et de la perte, la terreur de la terreur, suffisent-ils à l’exonérer ? Emmanuel Carrère parle de ses « synthèses péremptoires et son goût pour les imposantes figures historiques » et là, il vise juste, de même que lorsqu’il écrit : « elle n’avait aucun goût pour le monde sensoriel, la texture et la palpitation des choses ».
Même si nous n’attendions pas un règlement de comptes, il manque à ce récit une appréhension approfondie de ce que signifie l’erreur, ce que l’auteur appelle la dissonance cognitive pour désigner l’aptitude à croire, non pas ce que l’on voit, mais ce que le Parti vous dit de voir. Il est également gênant de lire une phrase telle que « tous les clichés sur la Russie sont vrais », reprise plusieurs fois. Combien d’études, combien de témoignages, combien de grands romans n’existent-ils pas, qui plongent tellement plus à vif dans ce XXe siècle rouge si tourmenté, si sanglant.
Emmanuel Carrère louvoie avec la souplesse du séducteur écrivant, situe sa mère à droite alors qu’elle était de droite extrême, n’ose se dire de droite lui-même : pourquoi pas, toute la France ou presque l’est aujourd’hui, semble-t-il. À propos d’un ami cinéaste dont la famille se comporta dignement pendant la Seconde Guerre, il affirme se sentir pleutre parce qu’il appartiendrait à la société des vaincus, alors qu’eux, les enfants de résistants, appartiennent à la société des vainqueurs : est-il crédible ? Que la notoriété n’empêche pas le sentiment de solitude, nous le savons. Mais en 2023, dans la cour des Invalides où fut honorée sa mère, et en 2025, où son livre est assuré d’une couverture droite-gauche unanime, en quoi est-il du côté des vaincus ?
Reste la curiosité du titre, Kolkhoze. Dans la famille Carrère, quand les trois enfants se rassemblaient autour de leur mère, ils disaient qu’ils « faisaient kolkhoze ». L’image est attendrissante. Mais elle est étonnante dans la bouche d’une famille qui hait le communisme, redoute la « haine de classe » et craint la colère des « braves Vanias ». Nous en avons connu d’autres, des familles ainsi traumatisées, mais il est dommage que le porte-parole de celle-ci s’arrête au bord du gouffre et soit si doué pour arrondir les angles.