Russie éternelle ?

Si d’aventure le lecteur du livre de Bill Browder, Notice rouge, s’interrogeait sur la véracité du portrait des policiers russes présentés comme des sauvages vénaux, violents, bestiaux et corrompus, il suffirait de le renvoyer à une interview du journaliste russe Maxime Chevtchenko, qui déclarait dans l’hebdomadaire Argumenty i Fakty (numéro du 16 avril 2012) : « De nombreux gardiens de l’ordre se sont transformés en bêtes sauvages et en monstres. Dans les faits, les organes de protection de l’ordre sont devenus des bandes armées légales. En se couvrant du manteau de la défense de la loi, les policiers commettent des crimes comme de vrais bandits. » Ainsi, les policiers de Kazan, pour faire avouer un suspect, peut-être seulement coupable d’avoir refusé de payer un pot-de-vin, sodomisent le récalcitrant avec une bouteille. Un suspect a trouvé la mort dans ces circonstances il y a peu. Les policiers, à ma connaissance, n’ont subi aucune sanction.


Bill Browder, Notice rouge : comment je suis devenu l’ennemi n°1 de Poutine. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Renaud Bombard. Kero, 492 p., 20,90 €

Frédéric Pons, Poutine. Calmann-Lévy, 366 p., 19,60 €


Bill Browder, petit-fils de l’ancien secrétaire du Parti communiste américain, avait un projet : « Ce que je voulais vraiment, écrit-il, c’était devenir investisseur dans les privatisations en Europe de l’Est. » Après un modeste début en Pologne, qui lui rapporte près de dix fois la mise, il se lance en Russie, alors dirigée par Boris Eltsine, le prédécesseur de Vladimir Poutine, rachète des actions sous-évaluées d’entreprises sous-évaluées, puis participe à des enchères plus ou moins truquées ; au bout de quelques mois, le fonds qu’il a monté était devenu « le propriétaire de 25 millions de dollars des actions les plus sous-évaluées jamais offertes où que ce soit dans l’histoire ». La Russie offre des opportunités que bien des malins sont prompts à saisir. Browder est l’un des plus prompts.

Après cette modeste participation à la gigantesque entreprise de pillage de l’héritage dilapidé de l’économie soviétique, en 1996 Bill Browder fonde en Russie la société Hermitage Capital. En 2000, écrit-il, « le fonds Hermitage avait été classé premier mondial parmi les fonds de marchés émergents. Nous avions assuré des rendements de 1 500 % aux investisseurs qui nous avaient accompagnés depuis le lancement du fonds. » On conçoit qu’il puisse écrire : « La Russie postsoviétique avait offert certaines des occasions d’investir les plus spectaculaires de l’histoire des marchés financiers. »

Quand Bill Browder parle d’occasions spectaculaires d’investir, il n’évoque que les rendements financiers. Jamais il ne cite un quelconque rendement productif. Nous restons toujours dans le domaine de la spéculation.

C’est connu, le succès suscite l’envie. Le pillage débridé et l’enrichissement foudroyant des oligarques se payaient parfois alors d’une rafale de mitraillette. Bill Browder échappe à ce triste sort, mais en 2005 une bande de hauts fonctionnaires et de policiers tente de mettre la main sur Hermitage Capital. Bill Browder se voit interdire l’accès au sol russe mais réussit à sortir ses actifs de Russie (voilà l’un des avantages de la mondialisation) et cherche à sauver ses collaborateurs russes.

L’un d’entre eux, l’avocat Sergueï Magnitski, sûr de son bon droit et de son innocence, s’obstine à rester en Russie. Mal lui en prend. Il est interné dans des conditions effroyables, dont la description soulève le cœur. Il est bastonné, torturé. Les hauts dignitaires de la police, qui veulent se venger d’avoir vu tous les actifs du fonds Hermitage leur passer sous le nez, entreprennent de mettre dans leur poche deux cent trente millions de dollars que Browder aurait dû, selon eux, payer au fisc… et qu’ils se font verser par le fisc. Ils exigent un faux témoignage de Magnitski pour légitimer leur fraude. Magnitski refuse, il tombe gravement malade, les autorités refusent de le faire soigner tant qu’il n’a pas craqué. Il meurt à l’âge de trente-sept ans le 16 novembre 2009. Poutine protège à l’évidence les hauts fonctionnaires bandits. Moscou obtient un bref moment une « notice rouge » d’Interpol contre Browder, ainsi menacé d’extradition s’il sort de Grande-Bretagne.

Le récit de ce rodéo est mené de main de maître. Et le lecteur peut se demander si Chevtchenko n’avait pas raison quand il proposait de « licencier tous les policiers » d’un coup, soit près d’un million d’individus.

La loi Magnitski

La dernière partie du récit porte sur les efforts couronnés de succès de Bill Browder pour se venger des responsables de la mort de Magnitski. Il obtient le vote par le Congrès des États-Unis d’une loi Magnitski qui prescrit des sanctions, entre autres financières, contre un ensemble de hauts fonctionnaires russes, loi, comme le souligne Bill Browder lui-même, soutenue par « les milieux d’affaires ». La connaissance de l’Histoire rend invraisemblable l’idée que les congressistes et les hommes d’affaires américains puissent voter une loi par souci des droits sacrés de l’individu. Ils n’ont, ni les uns ni les autres, témoigné, par exemple, d’une telle préoccupation à l’égard des centaines de Frères musulmans égyptiens condamnés à mort pour avoir manifesté en soutien du président régulièrement élu, Morsi.

Cela étant, le livre de Browder a, entre beaucoup de mérites, celui de nous inviter à distinguer soigneusement l’apparence – ou la propagande – de la réalité.

Un nationalisme tapageur et creux

C’est ce que ne fait pas toujours Frédéric Pons dans sa biographie de Poutine, dont la quatrième de couverture prétend emmener le lecteur « au cœur des secrets de la Russie moderne ». Excusez du peu…

Frédéric Pons prend ainsi un peu trop pour argent comptant le nationalisme russe tapageur proclamé par Poutine. Ce nationalisme est en réalité aussi artificiel que tapageur. Les couches dirigeantes de la Russie sont en effet dépourvues de tout réel sentiment national : les oligarques qui délocalisent leur argent dans les paradis fiscaux et à la City de Londres, près des résidences luxueuses où dorment leurs familles, n’ont évidemment pas l’ombre d’un tel sentiment ; au sommet de l’État, divers clans des structures de force (dites « siloviki »), gangrenées de haut en bas par une corruption fantastique que Poutine dénonce mais ne combat guère, coexistent difficilement pour se partager le contrôle des industries non encore privatisées ainsi que le pillage de secteurs (à demi) privatisés de l’économie. Le nationalisme policier, même orné d’une rhétorique creuse rituelle, est une variante de celui des parasites, au premier rang desquels se pavanent les dignitaires de l’Église orthodoxe : « En un quart de siècle, l’Église orthodoxe a fait construire vingt-cinq mille églises en Russie et dans le monde ». L’Église orthodoxe est richissime. Ses dignitaires d’ailleurs se déplacent dans des voitures de luxe, en général étrangères comme celles des oligarques. Le Seigneur a de ces exigences !

Une coopération avec l’OTAN… pas trop étroite

Frédéric Pons met, par ailleurs, l’accent sur certains points trop aisément oubliés dans les médias. Il souligne ainsi les efforts réguliers de Poutine pour se rapprocher des États-Unis : en 2001, rappelle-t-il, Poutine accorde à l’OTAN l’autorisation d’ouvrir un bureau à Moscou. Au lendemain de l’attentat du 11 septembre à New York, il autorise l’ouverture de l’espace aérien russe aux appareils de la coalition internationale qui interviennent contre les talibans en Afghanistan ; en 2002, au sommet de Rome, est constitué un Conseil OTAN-Russie (COR). En 2005, des enseignants russes de l’état-major général assurent des cours à l’école de l’OTAN d’Oberammergau en Allemagne. Un exercice conjoint du COR se tient à Colorado Springs (États-Unis) pour tester la chaîne de commandement d’une défense antimissile de théâtre.

Même après l’affrontement avec la Géorgie, en mars 2009 il est décidé de reprendre les réunions du COR. Le rendez-vous est fixé à décembre. Medvedev (alors président, avec Poutine comme Premier ministre) et Obama se rencontrent à Moscou et signent un accord officiel autorisant le transfert de matériels militaires américains à travers la Russie jusqu’en Afghanistan. Le secrétaire général de l’OTAN vient même à Moscou en décembre 2009 pour préparer le troisième sommet du Conseil OTAN-Russie prévu à Lisbonne au mois de novembre suivant.

Le rapprochement se traduit cinq mois plus tard par la parution d’un glossaire militaire général sur la coopération entre l’OTAN et la Russie. Et Pons de souligner : « La Russie accepte de renforcer l’accord conclu en 2008 sur le transit terrestre d’équipements de l’OTAN sur le territoire russe […] en provenance ou à destination de l’Afghanistan ». Cet accord débouche en juillet 2012 sur de nouveaux arrangements pour les transports ferroviaires et aériens. Une convention prévoit l’utilisation de l’aéroport d’Oulianovsk, à sept cents kilomètres à l’est de Moscou. En 2011, La Russie n’a pas opposé son veto à l’ONU à l’opération « humanitaire » en Libye qui s’est soldée par l’élimination physique de Kadhafi. L’humanitaire connaît des détours surprenants qui inquiètent Poutine. Et s’il était un jour promis au même destin ? Certes, la Russie n’est pas la Libye, mais les raisons « humanitaires » d’intervenir pourraient ne pas manquer.

Sans aller jusqu’aux plans de Zbigniew Brzezinski, qui voudrait disloquer la Russie en trois États différents, Washington voulait en plus arrimer l’Ukraine à l’OTAN. C’est la goutte d’eau… Frédéric Pons note que l’engagement américain en Ukraine, en décembre 2013 et janvier 2014 (« 5 milliards de dollars »), « va nourrir la méfiance de Moscou ». Poutine et les clans qu’il représente veulent défendre leur pré carré… et la Russie est un grand pré carré aux richesses nombreuses, quoique gaspillées par les clans qui, pour le moment, portent Poutine à bout de bras.

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