Dans le repli des souvenirs et des rêves

De plus en plus frappé d’une nostalgie profonde et légère à la fois (dont son précédent roman, Tes pas dans l’escalier, était déjà empreint, qui racontait le mystère et la désillusion d’une histoire inachevée), Antonio Muñoz Molina suit le « fil ténu » qui noue mémoire et imagination, et dont le narrateur dit qu’il ne faut pas le tirer trop fort, au risque de le briser.

Antonio Muñoz Molina | Je ne te verrai pas mourir. Trad. de l’espagnol par Isabelle Gugnon. Seuil, 240 p., 22,50 €

Cette nostalgie, c’est celle qui saisit Gabriel Aristu, au moment de retrouver Adriana Zuber, son amante de jeunesse, qu’il a perdue cinquante plus tôt pour lui avoir préféré une carrière américaine, toute tracée par le soin paternel à faire s’échapper son fils de la médiocrité franquiste. L’histoire sentimentale et crépusculaire qui tend l’arc du récit puise en effet à la source de l’Histoire espagnole : le père, musicologue ami de Lorca, de Manuel de Falla et de Pablo Casals, était sorti de la guerre civile frappé d’un double traumatisme – un simulacre d’exécution dans les geôles républicaines où l’avaient conduit, au début de la guerre civile, ses positions monarchistes, suivi d’une libération accompagnée d’une reconnaissance dont il ne voulait pas, car portée par un pouvoir franquiste dont il méprisait la violence et l’inculture. Conscient de l’impasse historique dans laquelle le nouveau régime plongeait l’Espagne, il lui fallait permettre à son fils de vivre ailleurs, et c’est pour être fidèle à ce souhait que Gabriel avait tout quitté pour mener carrière aux États-Unis (devenant haut cadre de la banque de Washington et membre influent de diverses fondations artistiques) – et ainsi fait glisser sa jeune vie antérieure dans le repli des souvenirs et des rêves, qui affleurent ici comme par le hasard d’une longue confidence.

« Se concentrer sur le souvenir du rêve avant qu’il ne s’efface » : cette formule, qui définit l’effort de son protagoniste pour retrouver la trace en lui de son amour perdu, caractérise aussi bien l’art délicat d’Antonio Muñoz Molina. Composé de façon perspectiviste en quatre parties soigneusement inégales et complémentaires, par le style et le point de vue, son roman venge la femme abandonnée à son sort espagnol (si je puis dire) qu’est Adriana Zuber, sans pour autant lui accorder jamais la maîtrise de la narration – ni la merci d’un ultime vœu. Pour ce faire, Je ne te verrai pas mourir prend peu à peu la forme d’un anti-« roman américain » (au sens de nord-américain), et prolonge ainsi en mineur le chef-d’œuvre de La grande nuit des temps, dont le protagoniste, l’architecte Ignacio Abel, incarnait déjà les espoirs et les désillusions du rêve américain des antifranquistes exilés.

Je ne te verrai pas mourir d’Antonio Muñoz Molina
Antonio Muñoz Molina © Ivan Giménez-Seix Barral

Il semble d’abord (chapitre II) s’inspirer du détournement du genre du campus novel en vogue dans la littérature espagnole (Le roman d’Oxford de Javier Marías, Providence de Juan Francisco Ferré, La vitesse de la lumière de Javier Cercas), en faisant surgir en son centre un troisième personnage, Julio Máiquez – un professeur d’histoire de l’art, spécialiste confidentiel du peintre méconnu Juan de Valdés, déplacé lui aussi d’Espagne aux États-Unis à la suite d’un divorce dévastateur et devenu l’ami ou du moins l’interlocuteur privilégié d’Aristu. Mais, comme le remarque Máiquez, il est bon parfois de trouver la « sobriété soudaine, à la fois expressive et réservée » d’un portrait espagnol dans les galeries d’un musée anglo-saxon – et c’est comme si Antonio Muñoz Molina s’amusait alors à prendre à revers le rêve américain de la métamorphose transatlantique et à faire de son roman tout l’inverse de ce vers quoi il semblait, un temps, se diriger. Un roman dont la question centrale deviendrait : que faut-il de faiblesse pour ne jamais vivre pleinement sa vie ?

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Car la « dette morale » que le fils pensait devoir acquitter à l’ambition paternelle avait surtout servi de prétexte au lâche abandon d’un amour radical, dont le roman raconte le mirage d’une résurrection impossible. Si en Amérique « le passé n’existe pas », en Espagne « le temps ne guérit rien ». En partance vers la mort, Adriana Zuber croise à nouveau Gabriel Aristu, et la rencontre madrilène, qui semble renouer avec l’hallucination de Tes pas dans l’escalier (et peut-être lui donner une seconde chance, en permettant enfin de contrarier ce qu’il appelait alors « l’ordre méticuleux du temps »), s’accomplit sans le secours d’un véritable amour.

Reste pour tout salut le culte de la phrase musicale, hérité des suites de Bach jouées et enregistrées en 1938 par Casals, l’ami de la famille : le roman lui-même s’en inspire, qui compose d’une seule phrase sa très belle première partie, et permet à Antonio Muñoz Molina, au seuil de sa propre vieillesse, de retrouver intacte sa virtuosité d’écriture. Rythme, temporalité, tessiture, strates superposées de la représentation : tout concourt dans cette attaque exemplaire à reconstituer la puissance organique d’un phrasé qui, depuis Beatus Ille (il y a près de quarante ans), a marqué les lettres espagnoles – et dont la traduction d’Isabelle Gugnon continue de transposer habilement les moindres inflexions. Dans ces moments de grâce romanesque, on entend que la vie est comme une phrase subtilement complexe, où la mémoire sert d’instance conjonctive, et l’imagination de force d’apposition.

« L’instant où les romans se rendent compte de ce que savent leurs lecteurs est effrayant et magique, écrit Juan Gabriel Vásquez dans La traduction du monde. Ils nous apportent des confirmations, comme des témoins de notre propre expérience – à croire qu’ils connaissent nos secrets ». Le roman d’Antonio Muñoz Molina est de ceux qui, au détour d’une phrase, font surgir ces instants. Alors, même les plus grandes faiblesses semblent résonner avec justesse.