On ne se lance pas dans la lecture du premier roman de Thibault Daelman, L’entroubli, sans précaution ni espoir. Présenté à la fois comme un texte autobiographique et comme un roman, relatant l’histoire d’une mère « dévouée, parfois dépassée et excessive », qui élève dans un quartier populaire de Paris cinq fils dans la seule compagnie d’un père alcoolique, il suscite la curiosité mais aussi la crainte d’être rendu complice d’une vision esthétisante de la misère qui provoquerait à la fois larmes et dégoût. Ou de lire un récit convenu d’une énième (malheureusement) enfance fracassée. Mais si fracas il y a, c’est dans la manière dont Thibault Daelman s’empare de son sujet, ou plus exactement l’habite, l’incarne dans une écriture dont le rythme, unique, résonne longtemps une fois la lecture terminée.
L’entroubli est un texte qui prend immédiatement à la gorge. À partir d’une banale partie de football au pied d’immeubles, Thibault Daleman ouvre tout un monde, celui où « les mouches passent pour des lucioles », un univers qu’il ne se contente pas de raconter, encore moins de décrire, mais qu’il donne à voir, dans une vision qui va bien au-delà des personnes, des lieux et qui ne lui est possible que grâce à sa manière à lui d’être au monde. Le récit force le respect tant l’auteur parvient à faire sentir ce qu’il vit dans ce qu’il écrit, tant sa langue même lui permet une remarquable sincérité. La trame, qu’on pourrait, de manière schématique, identifier comme celle d’un récit d’enfance et d’adolescence, parfois assez proche du récit de formation d’ailleurs, ne sonne jamais comme un prétexte à l’écriture. Bien au contraire, c’est l’écriture qui incarne pleinement le sujet, tout autant d’ailleurs qu’elle est le sujet ultime du récit, et cette double dimension n’est pas la moindre des qualités de L’entroubli.

Le roman restitue en effet la naissance à l’écriture, à laquelle, par « défi », le narrateur se « risque » : « Mes mots tendent d’emblée au présent. […] Il me semblera bientôt ne plus écrire ni mots ni détails. J’écris le soir que je respire ». Ces mots qui ouvrent la deuxième partie du livre, dans lesquels on entend l’influence de Mallarmé, convoqué explicitement par le narrateur dans un souvenir de lycée, ont pour ainsi dire une valeur programmatique, et peuvent être lus comme une poétique du roman dans son entier. Thibault Daelman écrit le monde qu’il respire, l’enfance et l’adolescence qu’il respire, écrit ce corps au monde, qui s’impose à lui et s’impose dans le récit, ravagé tout autant que l’est, momentanément, son existence : « La plupart du temps est invivable. En avoir de jour en jour, de minute en minute, la sensation, le sentiment, puis la conviction. Ne s’opposer, de tout soi, que mentalement. En somme, daigner. Le désarroi prendra ses habitudes, s’insinuera au plus profond de l’être, jusqu’en surface. J’en ai des croûtes dans la tête. Mon cuir chevelu se dessèche, craquelle et révèle par parcelles mon crâne à vif. Mes longs cheveux s’arrachent par mottes, par la racine. Je m’émiette. Le délitement gagne l’arrière de mes oreilles, puis les recouvre. La vie, lèpre purulente et bénigne, s’en prend à moi. » L’écriture est bien au cœur du livre, qui ouvre la voie au narrateur vers cet état décrit par François Villon dans « L’entroubli » (extrait du Lais), disposition particulière qu’on ne peut séparer de l’impression produite sur le narrateur par le vers de Mallarmé écrit par une professeure, à la craie, sur un tableau noir : « Et voici dans l’air de ce monde, cette fleur. Sans la voir, je la contemple. Elle m’apparaît presque. Pur vertige. […] À défaut d’être, elle se peut. Tout ce qui est tend à elle ».
Mais la naissance d’un écrivain, dont la publication de ce premier roman témoigne de manière indéniable, ne doit pas faire oublier le cœur du récit, la brutalité d’une enfance confrontée au manque de tout, dans laquelle la honte et l’humiliation, tapies, guettent, et saccagent parfois très fort. L’entroubli suit la chronologie de l’enfance, puis de l’adolescence, et déploie, au fil de cette chronologie, des portraits correspondant à des étapes capitales de l’existence du narrateur. Rencontres, expériences partagées, parfois initiatiques, entre frères ou entre cousins, entre amis, ponctuent le récit dans lequel pourtant les parents semblent occuper une place primordiale.
La mère, vivante et enragée, y compris dans son obstination à réserver à ses fils un sort tout aussi enviable que le sort de ceux qui ont de l’argent, aux côtés d’un père qui n’en finit pas de s’éteindre à petit feu, donne le ton, celui de l’amour certes, mais aussi de la cruauté et de la sauvagerie, qui se déversent d’abord sur le père et son impuissance, tragique et pitoyable à la fois, puis sur les fils une fois qu’ils ne sont plus des enfants. La lucidité totale du narrateur quant à l’ambivalence maternelle irrigue le récit et met en lumière la manière dont la famille et ses soi-disant bons sentiments, particulièrement le dévouement maternel, se révèlent un piège des plus dangereux, auquel succombent ceux qui n’accèdent pas à cette clairvoyance, certes douloureuse mais vitale. Le narrateur traque ainsi les failles d’une mère qui perd de sa toute-puissance au fil des pages : « Ma mère n’est vulnérable qu’humiliée. Sentiment qui hors des murs l’obligeait à étouffer sa panique, sa plainte, sa hargne. » Cette mère massacre bel et bien tout ce qui pourrait l’humilier, le père, Olivier, étant sa première cible. Mais c’est sans compter l’écriture du fils, qui donne à celui que la mère voudrait tout bonnement effacer, vieil impotent crasseux relégué au fond d’un appartement, enseveli sous les linges et les détritus, une existence pleine et entière, témoignage du regard que le narrateur porte sur cette figure paternelle bafouée.
La naissance du narrateur à l’écriture est le fil rouge de L’entroubli, inséparable de celui du récit d’enfance et d’adolescence, de la misère et du risque obsédant de la relégation. Véritable avènement, elle signe la fin du désespoir qui s’incarne dans les mots enfin à la portée du narrateur : « Les mêmes rues, en toute saison, y mènent droit à la même contrainte. Les jours ne mènent nulle part. » Et pourtant il n’est plus question d’aller « nulle part » dès lors qu’on l’écrit. Tout comme le père ne peut plus jamais être voué à la disparition. Thibault Daelman livre un premier roman singulier qui rappelle la force suggestive unique de l’écriture. La lecture de L’entroubli est une traversée inédite d’existences misérables qui frôlent le sordide à maints égards, et que la langue sublime sans jamais les idéaliser. L’auteur marche sur une ligne de crête, et, tel un fabuleux équilibriste, il tient cette ligne sans jamais basculer dans le sordide ou dans l’esthétisme.