Construire, disent-elles

Magistral portrait de Silvia Labayru, rescapée de l’ESMA, centre clandestin de détention sous la dictature militaire argentine devenu Espace de la mémoire et des droits humains, L’appel de Leila Guerriero met à nu l’obscénité d’un terrorisme d’État qui banalisait les violences sexuelles envers les détenues.

Leila Guerriero | L’appel. Histoire d’une femme argentine. Trad. de l’espagnol (Argentine) par Maïra Muchnick. Rivages, 544 p., 24 €

Longtemps, les faits ont été ignorés ; longtemps, ils sont restés innommés. Parfois mentionnés, certes, mais assimilés à des actes de torture. En Argentine, à l’École de mécanique de la Marine (ESMA), transformée en centre de détention clandestin durant la dictature militaire (1976-1983), on torturait les prisonniers illégalement enlevés avant de les assassiner lors d’hebdomadaires « vols de la mort ». Dès le retour de la démocratie, voire avant, ces crimes sont devenus de notoriété publique. On savait moins qu’une minorité de détenus, jugés aptes à une rééducation idéologique, s’étaient vus astreints à des travaux de renseignement et de propagande sous la surveillance de leurs instructeurs. S’instaurait là une cohabitation quotidienne, une intimité forcée, entre officiers répresseurs et prisonniers ou prisonnières. Venons-en aux faits trop longtemps négligés ou passés sous silence. Certaines détenues – guérilleras montoneras ou membres d’autres organisations armées – ont subi des rapports sexuels avec des officiers que désignait le commandant du centre. Elles ont, en un mot, été violées avec régularité selon divers scénarios de « relations sexuelles » suivies. Les militaires arguaient du fait que les prisonnières prouvaient ainsi leur bonne volonté à leur égard, donnant la mesure du progressif succès de leur réhabilitation idéologique.  

Ce sont ces crimes sexuels, inscrits dans une pratique répressive dont l’extrême perversité n’a rien à envier à celle des camps de concentration nazis, qu’a dénoncés, après avoir témoigné contre les répresseurs lors de procès antérieurs, Silvia Labayru, détenue à l’ESMA de décembre 1976 à juin 1978. En 2014, conjointement avec deux autres anciennes prisonnières, elle a porté plainte contre les officiers violeurs, lorsque, parmi les crimes du terrorisme d’État, le délit de viol avait enfin été reconnu en tant que tel par la justice argentine. Le jugement n’a été rendu qu’en août 2021, les peines, enfin appliquées.

Leila Guerriero, L’appel. Histoire d’une femme argentine.
Leila Guerriero © Emmanuel Zerbos

Cinq mois auparavant, l’écrivaine Leila Guerriero avait lu dans le quotidien Página /12 un entretien que Silvia Labayru avait, pour la première fois en quarante ans, accordé à une journaliste. Renommée pour ses chroniques et ses enquêtes qui fouillent des pans problématiques de l’histoire nationale, qu’elle aborde de biais et dénude comme avec un virtuose scalpel, l’autrice de L’appel a reçu un message d’un ami commun l’incitant à se saisir du témoignage, resté en souffrance, de Silvia Labayru. C’est ainsi qu’a débuté l’aventure de ce livre étonnant, pour lequel, à son habitude, Leila Guerriero a cherché une forme qui rende justice à son sujet. Ici, une femme en écoute une autre, gagne sa confiance, suscite sa parole. Non sans la confronter à celle de ses proches, de ses détracteurs, de ceux qui l’accusent de trahison.  

Se détournant des facilités du récit à suspense, la journaliste résume d’emblée l’expérience de son interlocutrice avant et durant son emprisonnement clandestin. Leur dialogue, mené avec tact et une commune ténacité au long de deux années, creusera, précisera chacune des lignes et des épisodes de cette amorce d’histoire, la poursuivra. Fille d’un ancien pilote militaire employé dans l’aviation civile, brillante élève du Colegio Nacional, un établissement public d’excellence, Silvia Labayru milite tôt, à l’instar de nombre de ses camarades lycéens, dans une fédération étudiante puis rejoint les Montoneros, groupe armé péroniste. Dès l’âge de dix-huit ans, elle y est initiée au renseignement, diffuse des tracts en les éparpillant à l’aide de cocktails Molotov, prête la voiture de son père pour des opérations, se marie à un Montonero, est enceinte, servant ainsi la cause. Car, dans leur morale guerrière, les Montoneros incitent les militantes à concevoir des enfants pour la lutte à venir. À vingt ans, enceinte de cinq mois, Silvia est séquestrée, conduite à l’ESMA, aussitôt torturée pour dénoncer des camarades, qu’elle ne « donnera » pas, puis épargnée malgré ses craintes. Elle l’est, croit-elle, persuadée qu’on l’exécutera dès après l’accouchement, pour la « marchandise », soit pour l’enfant à naître.

C’est sans compter que les militaires cherchent bientôt à tirer profit des Montoneros les plus gradés en les obligeant à collaborer à leur service d’intelligence. Ces militants en processus de rééducation, voués à devenir des « agents », forment un groupe que les officiers baptisent le « staff », allant jusqu’à inventer, pour entretenir la terreur, un « mini-staff » qui aurait l’œil sur le premier. C’est sans compter le providentiel soutien d’une camarade, Cuqui Fernández, qui convainc les militaires d’employer les talents de polyglotte de Silvia à des traductions de propagande. C’est sans compter aussi que sa rousseur blonde, ses yeux bleus, sa renversante beauté émeuvent certains jeunes officiers tout autant qu’ils flattent leur idéologie et leur pratique de la sélection raciale. L’enfant, Vera, naît sur une table à l’ESMA, sa mère reste en vie. Entre-temps, un appel téléphonique aura contribué à la sauver : joint par l’officier responsable de l’ESMA, Jorge El Tigre Acosta, le père de Silvia, Jorge Labayru, s’était mépris sur son interlocuteur. Le croyant Montonero, il l’avait insulté, se déclarant anticommuniste et antipéroniste.

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Dès lors, son père étant jugé favorable au régime militaire, Silvia bénéficie, sinon d’un traitement de faveur au quotidien, au moins d’une sorte d’assurance pour la vie. Sa condition sociale d’origine, privilégiée, son phénotype, lui ont aussi joué de très sales tours. Ils lui ont valu de devoir se faire passer pour la sœur d’Alfredo Astiz, jeune officier blond surnommé « L’Ange de la mort », qui avait infiltré le groupe des Mères de la Place de Mai, soupçonnées d’agir en lien avec des organisations marxistes-léninistes. Douze personnes ont été exécutées clandestinement à la suite de cette infiltration, dont trois Mères de la Place de Mai et deux religieuses françaises. Libérée en juin 1978, après la remise de sa fille à sa famille, après la relation instituée avec son violeur, Alberto González, et sa violeuse, la femme de ce dernier, Silvia Labayru a pu rejoindre son mari, Alberto Lennie, exilé en Espagne. Là, l’attendait l’opprobre, le rejet d’anciens camarades et d’autres exilés argentins. Comme tout survivant de l’ESMA, on la soupçonnait d’avoir trahi. Double peine.

Tout l’intérêt de L’appel, sous-titré « Un portrait » dans l’édition originale, réside dans son caractère performatif. Car ce portrait n’est pas celui d’une victime à vie, ni celui d’une témoin « professionnelle », mais celui d’une femme rebelle, résistante, séduisante, qui a exercé sa rage ou sa joie de vivre malgré tous les dommages qu’elle a subis. La suite d’entretiens qui a donné corps au livre épouse l’élan de cette vitalité, nous y entraîne, tout en effleurant les pans de douleur inentamée que Silvia Labayru garde pour elle et que perçoit, furtivement et avec non moins de pudeur, Leila Guerriero. En Espagne, Silvia vit plusieurs relations, se marie une deuxième fois, a un fils, devient propriétaire de biens immobiliers qu’elle loue, travaille dans la publicité et l’édition à défaut de pouvoir exercer comme psychanalyste car le milieu professionnel, argentin, ne lui fait pas place.

Leila Guerriero, L’appel. Histoire d’une femme argentine.
« Art urbain de la mémoire », Espace de la mémoire et des droits humains (Buenos Aires) © CC-BY-SA-3.0/Espacio Memorias y Derechos Humanos/WikiCommons

Dans le faufilage des entretiens, dans les anecdotes qui narrent leurs circonstances – par temps de pandémie, dans un café, chez l’une, chez l’autre, par visioconférence, car toutes deux voyagent beaucoup –, apparaît comme au travers de claires-voies toute l’horreur passée de la vie en sursis dans le camp de l’ESMA. Cette vie de permanente feinte face aux répresseurs, cette vie dans les zones grises de la cohabitation avec les militaires, cette vie où l’obscène cruauté de la violence sexuelle est si banalisée que sa portée reste incommensurable. Silvia Labayru ne dit-elle pas qu’elle ne concevait pas que la femme de son violeur la violait elle aussi lors de leurs rapports à trois ? Elle avait vingt ans.

L’appel raconte aussi l’histoire d’un amour, romanesque et poignant à souhait. Car si Silvia Labayru se trouve la plupart du temps en Argentine lors de ses conversations avec Leila Guerriero, si elle se réinstalle progressivement dans le pays où elle ne voulait vivre à aucun prix, c’est qu’elle y a retrouvé sur le tard un amour de jeunesse. Violemment épris d’elle durant leurs années de lycéens au Colegio Nacional, le psychanalyste Hugo Dvoskin l’était resté. Silvia Labayru lui avait télégraphié un appel au secours à sa sortie du camp, lui avait écrit ensuite à plusieurs reprises. Il en ignorait tout, car ses parents avaient intercepté et séquestré cette correspondance.

Silvia Labayru le dit : tout ce qu’elle demande, c’est du temps pour vivre ce qui n’a pu être vécu. L’appel, c’est donc aussi l’appel de la vie. Leila Guerriero, attentive, pensive, parfois dubitative, le fait résonner : pour Silvia Labayru, pour l’entourage de cette dernière, qu’elle a rencontré, pour la génération qui avait vingt ans en 1976, pour la sienne, qui avait alors neuf ans, pour celles qui viennent.