Découverte du désert

Dans un désert, il n’y a personne ou presque. Dans le désert, il fait très chaud et il y a du sable partout. Il faut toutefois se rendre à l’évidence : on a longtemps parlé de désert sans avoir la moindre idée de quelque chose comme le Sahara. Cela n’empêchait pas d’avoir des préjugés. Ce livre de Marie Gautheron les démonte, en particulier grâce à une riche iconographie, remarquablement choisie et commentée.

Marie Gautheron | Désert, déserts. Du Moyen Âge au XXIe siècle. Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », 540 p., 35 €

Il y eut la voix de Jean-Baptiste criant dans le désert ; il y eut la retraite de Jésus dans le désert pour y être livré à la tentation quarante jours durant ; il y eut les « Pères du désert » à l’origine du monachisme chrétien. Le thème du désert où l’on se retire est donc aussi vieux que le christianisme. Cela nous paraît assez naturel venant de peuples qui vivaient entre le désert de Syrie et celui d’Égypte, et que nous voyons fouler le sable de dunes sahariennes. Or cette vision est anachronique.

Cela fait tout juste deux siècles que le désert est sableux : depuis l’expédition d’Égypte du jeune Bonaparte. Auparavant, les représentations étaient celles d’un épouvantable isolement susceptible d’être réalisé n’importe où, y compris en forêt ou dans une île entourée d’eau, puisque l’île isole. Écrire un livre intitulé Désert, déserts, c’est se donner une double tâche : commenter les représentations, principalement picturales, qui purent être faites du désert au fil des siècles, et étudier la manière dont elles ont évolué, quelles furent les inflexions et quelles pouvaient en être les logiques successives. Une constante était l’idée d’un isolement. Ce qui ne signifie pas solitude mais coupure d’avec le monde, au sens social que ce mot a pu avoir. On peut alors partir pour le désert en pleine vallée de Chevreuse, ou dans une forêt comme celle sur laquelle s’ouvre la Divine Comédie. Quant à la « thébaïde », ce lieu par excellence de retraite au désert tire son nom de sa proximité avec la ville égyptienne de Thèbes.

Nous pouvons aujourd’hui nous dire que les monastères ont généralement été construits dans des lieux où la nature est particulièrement magnifique, belle ou sublime, pour reprendre une notion développée au XVIIIe siècle. Mais croire que les moines auraient décidé de s’installer dans des lieux particulièrement beaux serait un anachronisme. C’est la pesanteur du « désert » qu’ils cherchaient là, l’horreur de l’isolement par rapport au « monde ». De même, ce ne sont pas les joies de l’alpinisme ni même de la tranquille randonnée estivale que Pétrarque cherchait en faisant « l’ascension du mont Ventoux ». Il n’avait même pas à l’esprit de jouir de la vue sur un impressionnant paysage, puisque la notion même de paysage n’a été développées que plusieurs siècles après : elle n’est guère antérieure à La Nouvelle Héloïse. Jusque-là, on n’allait pas non plus profiter du plaisir des bains de mer, car les rivages apparaissaient comme des déserts redoutables.

Marie Gautheron

Désert, déserts

Du Moyen Âge au xxie siècle
« Saint Jérôme dans le désert », Giovanni Bellini (1460) © CC0/WikiCommons

Quand Bellini peint « Saint Jérôme lisant dans le désert », il le représente dans un lieu construit, assez proche de la mer, installé à proximité d’une fontaine et de divers petits animaux. Le bâtiment devant lequel le saint est assis, le doigt sur la ligne qu’il est en train de lire, peut être compris comme un « écran minéral [qui] sépare de façon plausible l’espace érémitique du monde profane ». Dans le retable d’Issenheim où il peint Saint Antoine et saint Paul dans le désert, Grünewald imagine une végétation abondante et une prolifération d’êtres vivants redoutables qui ne trouble pas la conversation des deux saints. C’est cet entourage cauchemardesque qui détermine la dimension désertique du lieu. Plus surprenant pour nous, le petit Saint Jean-Baptiste dans le désert de Gérard de Saint-Jean (1490) montre le saint dans une paisible campagne verdoyante en compagnie de petits oiseaux et, surtout, d’un agneau qui symbolise la présence du Christ.

Au Grand Siècle, l’importance prise par la cour, le développement de l’esprit de société, du « monde », a pour corollaire une mode de la retraite « au désert », qui n’est plus celui de Jean-Baptiste. C’est Port-Royal et diverses manières de rechercher une solitude, souvent profane en fait, et généralement vécue comme temporaire. Mais avec la révocation de l’édit de Nantes, qui a pour finalité de chasser les protestants hors de France, quelques-uns de ceux-ci se réfugient dans un autre « désert », cévenol celui-là, du côté de l’Aubrac. Ce faisant, ces huguenots choisissent une certaine pauvreté au prix d’une pureté originaire comme celle des Hébreux fuyant l’Égypte ou celle des chrétiens des tout premiers siècles, du temps des persécutions.

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Une toute nouvelle thématique apparaît au XVIIIe siècle avec la notion d’orientalisme, destinée à une grande popularité au siècle suivant. Dans le même temps, en partie à la suite de l’influence de Rousseau, on va prendre conscience de certains lieux comme de paysages qui méritent que l’on s’y intéresse en tant que tels. On devient sensible au charme possible des rivages marins. Entre la fascination naissante pour l’Orient et le changement de regard sur les paysages, le désert cesse d’être un lieu principalement redoutable dont la fréquentation est une épreuve, pour devenir attirant, puisque différent de ce que les Européens connaissent banalement. Le tournant devient perceptible avec la campagne d’Égypte dans laquelle Bonaparte entraine l’armée de la Révolution accompagnée d’une pléiade de savants, dont Champollion. Si le désert égyptien est affreux, comme l’était auparavant tout désert, c’est désormais à cause de la chaleur écrasante qui y règne. Une autre raison contribue à le rendre impressionnant : le sable qui enfouit une partie du sphinx et les restes des monuments antiques. Le désert devint ainsi une métaphore de la mort qui fait tout disparaître, avant d’apparaître comme le tombeau d’une civilisation disparue dont le souvenir même s’était effacé et de laquelle des reliques vont être exhumées.

Le rêve que Bonaparte a échoué à réaliser allait être l’œuvre du XIXe siècle, à partir de la conquête de l’Algérie. On va alors découvrir le Sahara comme, trois siècles auparavant, on avait découvert l’Amérique : un gigantesque pays dont on ne savait rien et qui, étonnamment, avait déjà des habitants, musulmans pour la plupart. Avec ce moment, la richesse du livre de Marie Gautheron devient celle d’une synthèse historique des étapes de la découverte du Sahara au long du XIXe siècle, puis du « roman colonial », principalement au XXe siècle, entre Tintin et le Petit Prince. Le lecteur se trouve là devant une considérable masse d’informations dans laquelle il est tenté de picorer comme on fait d’une grande somme. Moins surprenantes, les illustrations prennent une autre portée que précédemment car il s’agit plutôt de rendre perceptible la dimension mythique de ces affiches de films, de ces illustrations de livres, de ces publicités. Dimension mythique dont ont bénéficié les ouvrages de Saint-Exupéry ou dont a joué le général Leclerc avec le serment de Koufra : dès mars 1941, une armée française remportait une victoire.

Le désert fut alors la vie. Il ne faudrait pas qu’il puisse devenir l’image de l’apocalypse que prédit certain discours « postmoderne ».