Dans les années 1920, aux États-Unis, pour des raisons de marketing, l’industrie nouvelle du disque inventa une catégorie, la « country and western music » [1], qui devint dans les années 1940 simplement « country music ». Celle-ci était jouée par des instruments à cordes (violon, banjo, guitare, mandoline, autoharpe…) et éventuellement chantée avec un « twang » (accent) particulier.
Les premiers musiciens et chanteurs qui la pratiquèrent n’avaient, quant à eux, aucun nom pour la désigner et parlaient de « old time music » (musique du bon vieux temps) mais acceptèrent d’abord le terme de « hillbilly music » (musique de plouc) que les éditeurs de partitions et les stations de radio lui appliquèrent pour la différencier d’autres musiques populaires « ethniques », et surtout du « blues », du « gospel », souvent appelés « race music » et qui, dans leur conception, venaient du monde des Noirs et, de leur point de vue commercial, ne pouvaient s’adresser qu’à eux.
Cette différenciation avait peu de sens du point de vue musical mais elle perdure aujourd’hui pour les Billboards (les hit-parades de la profession) qui aiment à segmenter le public. Quant aux origines de la « country and western music », elles sont incertaines et contestées, mais, si l’on simplifie à l’extrême, on peut se risquer à dire que ce « genre », parti des Appalaches avec les ballades d’origine irlando-écossaise, a ensuite pénétré l’Ouest et le Sud, incorporant au passage chants de travail (des Noirs, des ranchers mexicains…), chansons traditionnelles étrangères et chansons en vogue, blues et cantiques d’Église. Elle s’est transformée au fil des époques, suivant les types de formations instrumentales et vocales qui la pratiquaient et les occasions comme les lieux où celles-ci se produisaient (fêtes, réunions familiales, « barn dances », « camp meetings », soirées dans des clubs ou dans des « honky-tonks »… ).
L’autorisation de la radiodiffusion aux États-Unis en 1922 la fit connaître largement. Les stations (toutes privées) du Sud et de l’Ouest, soucieuses des goûts de leurs auditeurs et (potentiels) clients, lui consacrèrent des émissions spéciales et organisèrent des concerts offrant une large audience à des artistes qui n’étaient que très localement connus. La station WSM de Nashville créa ainsi en 1925 la célèbre émission Grand Ole Opry qui diffusait d’une côte à l’autre le spectacle du même nom enregistré en public, et auquel les grands de la « country » ont depuis cent ans participé (Bill Monroe, Hank Williams, Patsy Cline, Loretta Lynn, Merle Haggard, Dolly Parton… et, une fois, le tout jeune Elvis Presley). Le programme et son « show » existent toujours, et la capitale du Tennessee se considère aujourd’hui comme l’un des centres principaux de la « country music ».
Au début, les promoteurs commerciaux de la « old time music » crurent bon, puisqu’elle était censée représenter la ruralité, d’affubler les artistes, assez rétifs, de costumes « hillbilly ». Mais l’humeur principale de la country étant celle de la nostalgie, ces oripeaux grotesques disparurent et c’est une autre figure non urbaine qui put s’imposer, celle du « cowboy ». Peu importait que les artistes eux-mêmes aient plutôt été, à l’origine, des ouvriers agricoles, des mineurs, des cheminots… l’image du « cowboy » pouvait réunir en elle, depuis que le vrai « vacher » était en voie de disparition, les vertus américaines d’indépendance, d’amour de la justice et de la nature, etc. Les romans de John Fox Jr., d’Owen Whister et le cinéma l’avaient bien compris, l’Ouest avait un bel avenir imaginaire devant lui, et la scène « country » allait contribuer à le créer, que ce soit en spectacle « live », à la radio ou sur écran.

Fleurirent les Cowboy Ramblers, les Drifting Cowboys, les Girls of the Golden West, les Lone Star Cowboys, les Prairie Ramblers, les Riders of the Purple Sage… Au fil du temps, les costumes de scène « cowboy » ne cessèrent de s’hyperboliser ; ils en rajoutèrent sur la taille des Stetson, l’ornementation des bottes, les franges et les broderies, etc. Le goût du dandysme et de l’auto-référentialité ironiques était évident, tout autant que le souci de rappeler les vieilles valeurs. L’exposition « Suiting the Sound » (« Habiller la musique »), présentée au Nashville Hall of Fame en 2021, a ainsi rendu hommage à l’inventivité du genre toujours prêt à une réinvention sartoriale et vocale autour de la vie dans la prairie, sur le ranch et au rodéo.
Mais les vrais « cowboys » chantaient-ils ? Les musicologues (N. H. Thorp en 1908, John Lomax en 1910), les poètes (Carl Sandburg en 1927) disaient que oui et avaient recueilli et publié certaines de leurs ballades. Le cinéma s’en mêla et, avec l’arrivée du parlant, ajouta un petit sous-genre à ses westerns, avec le film de « cowboy chantant ». Gene Autry, surnommé « The Singing Cowboy », fut la parfaite incarnation de ce type de héros et rendit inoubliable avant-guerre « Back in the Saddle Again » (« De nouveau en selle ») et son allègre refrain « Whoop-pi-ty-yi-yo, Whoop-pi-ti-yi-yai ».
Autry avait été choisi par les studios parce qu’il savait chanter en selle, ce dont un de ses prédécesseurs dans le rôle de « singing cowboy », John Wayne, était incapable : doublé pour les scènes musicales, ce dernier se trouvait dans l’embarras à chaque rencontre avec des fans et des journalistes car il devait décliner leurs invariables demandes de chanter une des ballades de « Singing Sandy », son personnage. Riders of Destiny (1933), où il traverse un désert à dos de cheval, tout en chantant et jouant sur sa Gibson (une prouesse !), fait d’autant plus sourire aujourd’hui qu’on sait qu’il n’avait pas de voix et pouvait tout au plus exécuter quelques accords de base à la guitare.
Aux thèmes de l’Ouest et aux sonorités qui lui étaient associées, la « country » ajouta, un temps, une technique qui avait pénétré aux États-Unis dès le XIXe siècle et dont on aurait pu croire qu’elle lui serait complètement étrangère, le « yodel » alpin. Le « plouc » appalachien, le vacher des grandes plaines, l’avaient utilisé, et toute l’industrie du divertissement lui fit une place. Ses stars à l’écran et sur disque étaient Gene Autry (encore lui), Jimmie Rodgers, surnommé « The Blue Yodeler », et Roy Rogers. Le yodel, populaire pendant quelques décennies, joua, entre autres choses, le rôle de rappel des bons vieux thèmes liés à une civilisation pastorale préindustrielle disparue (grands espaces, vie simple, liberté, etc.).
À coups de yodels (“T for Texas, T for Tennessee/T for Thelma… Oh del-ay hee oh, lay-ee eh, lay-ee”), Jimmie Rodgers, ancien cheminot, s’en fit le ténor, y ajoutant parfois des accents libertariens comme dans son « The Yodeling Cowboy » (1930) où il chantait :
My cowboy life is so happy and free
Out west where the laws don’t bother me
I take my troubles like a toy
I’m just a yodeling cowboy…
Ee-oh odel-ay odel-ay-ee-ee,
Ee-oh odel-ay, odel-ey-ee-oh
(Ma vie de cowboy est libre et heureuse / À l’ouest où les lois ne s’appliquent pas / Je prends mes ennuis comme un jeu / Je ne suis qu’un yodeling cowboy.)
Les couplets de « The Yodeling Cowboy », ponctués d’acrobatiques refrains de vocalises, reprennent les poncifs du virilisme de plein air – homme solitaire, « soleil couchant », « piste déserte », « cheval au galop », « 49 à la ceinture » – et d’un Ouest où « un homme est un homme et un ami un ami ».
Qui n’aurait envie d’y croire ou de faire semblant d’y croire ? Après tout, la « country music » et celle des « cowboys » « disent la vérité. Oui, la vérité pure, même lorsqu’elles disent un gros mensonge ». C’est en tout cas ce qu’affirme aujourd’hui l’un de ses auteurs, compositeurs et interprètes contemporains, Ketch Secor.
Alors le « cowboy chantant », un rêve américain ?
Certainement ! Et Whoop-pi-ti-yi-yo! Whoop-pi-ti-yi-yai !
[1] Sur le sujet, voir l’ouvrage fondateur Country Music USA de Bob Malone, constamment réédité depuis sa parution en 1968. Pour une autre perspective, plus contestable mais illustrée d’interviews et de documents sonores, voir la série documentaire Country Music de Ken Burns (2019).