L’empire du couchant

Nicolas Chemla, auteur de Monsieur Amérique, rêve d’un « Extrême Occident », la Californie, où nos rêves se fabriquent. Mais là-bas, « l’Occident arrive au bout de lui-même et se retourne comme un gant », et que trouve-t-on alors ? Quelques bizarres églises sataniques, et finalement, peut-être, Donald Trump lui-même.


Tout commence avec le diable. Le serpent siffle, souffle à l’oreille d’Ève, qui susurre à son tour à Adam : « go west, young man », croque la pomme, « ils se virent nus et nommèrent les choses », la chair et la connaissance (de soi et du monde), et tout le progrès scientifique depuis lors, chaque saut techno-civilisationnel effectué en conséquence, au fil de siècles, ne poursuivra jamais que ces deux objectifs : enregistrement et reproduction, description et re-création de la Création – l’imprimerie, la photographie, le cinéma, internet, jusqu’à la prolifération de simulacres du Réel par l’IA qui recouvre le monde de sa toile d’illusions, comme dans les pires lectures et prophéties de l’Apocalypse : tout vient de là, la première susurration, le projet Luciférien – devenir dieu. Les yeux se détournent de l’Un, chacun devient son propre centre, le premier pas franchit la ligne rouge ; et de la porte d’Éden, quelque part entre le Tigre et l’Euphrate, démarre le long voyage de la liberté, la grande aventure de l’Occident, qui est l’aventure même de l’humanité (l’idée d’une humanité, transcendant classes, races et tribus, étant éminemment occidentale) qui s’invente un destin.

L’aventure de l’Occident est un long chemin vers l’Ouest, une lente course vers le couchant, le long du 34e degré de latitude nord, depuis le jardin d’Éden jusqu’en Californie : à l’exact opposé, à l’inverse, de l’autre côté – Los Angeles. La ville des anges, où, écrivais-je dans Monsieur Amérique, l’Occident s’achève, c’est-à-dire se termine et s’accomplit, à l’extrême. Tous les curseurs à bloc. Far West : Extrême Occident. Où nos rêves nous mènent et se fabriquent, où notre futur depuis cent cinquante ans s’invente et se concrétise – tout.

« À Santa Monica, sur ces côtes californiennes et pacifiques où l’Occident s’achève, s’accomplit et se rêve, la lumière ne vous laisse pas l’ombre d’un doute. Elle découpe au laser les formes du monde, projetées sans pitié, sans trouble et sans mystère, sans obscurité. C’est un ciel sans dieu, une lumière sans nuit, un monde sans sacré. Ici, le continent s’écrase dans l’écume, et, comme une vague terrestre qui viendrait s’effacer dans l’océan, le long roulis de la modernité de l’Est vient s’évaporer dans les formes aériennes d’une architecture minimale et mathématique, abstraite, une géométrie de lignes simples et d’angles qui se font écho à l’infini. Ici, des garçons et des filles fracassés, sans boussole, sur les derniers rivages de l’Occident, qui n’ont plus d’autres horizons que leur corps, et la galaxie, imaginent le futur en Technicolor entre le surf, le sexe, les drogues et le rock’n’roll. Ici, dès 1968, de jeunes informaticiens sous acide, les doigts dans les circuits et la tête dans des univers parallèles, présentent des « interfaces » où l’on communique avec une intelligence électronique en déplaçant des objets virtuels sur des écrans. Ici, la lumière n’éclaire plus que ces corps triomphants des hommes, en lesquels se rencontrent et se chevauchent la biochimie, la technologie, la génétique, l’informatique, l’aérospatiale, l’industrie du spectacle et celle de la pornographie qui, sur un rayon de quelque deux-cents miles, s’inventent et se développent en rhizomes interconnectés. »

Nicolas Chelmas Dossier Ouest 2025
Californie © Jean-Luc Bertini

La liberté, les droits civiques, la révolution sexuelle, le cinéma, la conquête spatiale, la révolution computationnelle, les ordinateurs quantiques, les puces et les écrans, les interfaces, le LSD et les drogues, les « nouvelles » médecines et les thérapies New Age, le rock cosmique et les shows multimédias. Tout.

Plus loin, c’est les vagues, et l’horizon, et après l’horizon, c’est le crépuscule encore, sunset forever.

Alors c’est un peu comme une vague qui s’écrase et s’inverse : à force d’être poussée à l’extrême, la machine s’inverse.

C’est en Californie que s’est créée la dernière Église de Satan d’Anton Lavey, qui savait bien que l’Ange de Lumière était le dieu véritable de l’individu tout-puissant, l’Ego-roi sur qui le réel n’a plus de prise, qui cherche à s’affranchir de toutes les chaînes et contraintes. C’est ici aussi que, tandis que Michel Foucault découvre les acides dans la vallée de la Mort, se posent les bases de ce qui deviendra la French Theory ; ici aussi que la langue elle-même, la langue qui tisse et tient le monde, se détricote en une infinité de variations individuelles, où le « ressenti » de chacun impose sa loi, ici aussi que s’observent les prémices de la guerre civile qui menace, la désintégration collective, l’atomisation générale – et tout s’inverse.

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Arrivé au bout de lui-même, l’Occident se retourne comme un gant – s’annule, se vide et se détruit de l’intérieur : les progressistes renoncent au progrès et prônent un retour aux traditions (le voile, la sorcellerie, les croyances archaïques, le tribalisme) ; la fertilité s’effondre ; l’humanisme universaliste est perçu comme un fascisme raciste, le Christ comme le symbole de la violence coloniale ; « être soi-même, clame-t-on, partout, est la plus belle réussite », étouffant dans l’œuf toute possibilité d’ex-tase véritable, de mouvement hors de soi, de rencontre de l’autre ou d’élévation ; les anticapitalistes fleurissent sur les plateformes offertes par les sociétés ultra-capitalistiques ; les jeunes queers soutiennent l’ultra-patriarcat des Frères musulmans au nom de l’anti-patriarcat blanc, et ceux qui voient dans l’Amérique le grand Sheitan se voient adoubés par les nouvelles générations comme la puissance qui sauvera l’Occident de lui-même. La Umwandlung der Werte est totale ; la ruse de la raison satanique, spectaculaire.

Alors, comme la vague encore, se heurtant au crépuscule infini, comme le réel à l’horizon des événements, à l’abord du trou noir, il reste à l’Ouest deux solutions finales : s’évaporer dans l’outre-monde, l’hyperspace, se dissoudre dans des espaces autres, réels ou inventés : les métavers de l’IA, ou la conquête de l’espace ; ou bien, faire marche arrière.

C’est ce que m’évoque le fabuleux In the Distance de Hernan Diaz – dont ce n’est pourtant pas le sujet, mais c’est la force de la parabole que de savoir accueillir les interprétations –, où un Hercule, au temps de la conquête de l’Ouest américain, remonte vers l’Est à l’inverse des caravanes, fait le chemin contraire, vers l’origine. Peut-être Trump représente-t-il cela : un grand rebond en arrière (Make America Great Again), contre le fracas des vagues et le crépuscule infini, un retour à un simulacre de grandeur américaine, vidé de son sens, un retour à la puissance de la fonte militaro-industrielle et ce virilisme de la côte Est, dont il ne resterait plus qu’une baudruche boursouflée au botox et aux autobronzants. Sunset Forever, au son d’un éclat de rire glaçant – celui de Satan.


Dernier ouvrage paru : L’abîme (Le Cherche-Midi, 2023).

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