Confluences

Le recueil Femme-rivière de la Canadienne Katherena Vermette, au-delà de l’éclairage qu’il apporte sur les Premières Nations du Manitoba hier et aujourd’hui, est l’occasion de réfléchir à l’élément aquatique, à ce qu’il fait résonner dans nos corps et dans nos langues, chez cette autrice mais pas seulement.

Katherena Vermette | Femme-rivière. Trad. de l’anglais (Canada) par Rose Després. Dépaysage, 128 p., 14 €

Margaret Atwood a récemment comparé les mots à l’eau, denrées qu’on ne peut plus par les temps qui courent tenir pour acquises, dans un discours lors d’une remise de prix en Grande-Bretagne : « Les mots sont notre technologie humaine la plus ancienne, comme l’eau ils paraissent évanescents, mais comme elle, ils peuvent avoir énormément de pouvoir. Même si on les force à devenir souterrains, les mots circuleront toujours. » Les cours d’eau sont dans l’air du temps. L’écrivain naturaliste britannique Robert Macfarlane signe un nouveau livre intitulé Is a River Alive? (non traduit en français à ce jour) consacré aux fleuves, voyageant dans le monde entier pour estimer leur état de santé. L’académicien français Erik Orsenna, dans Ces fleuves qui coulent en nous (Julliard, 2025), s’intéresse aux liquides du corps humain, la capillarité s’appliquant au microcosme comme au macrocosme ; il fait cohabiter avec bonheur science et poésie, circule entre les époques et les sources d’émerveillement.

Katherena Vermette, Femme rivière, traduit de l’anglais (Canada) par Rose Després, éditions dépaysage, 128 p., 14 euros.
Illustration issue de « Récit de l’expédition canadienne d’exploration de la rivière Rouge en 1857 » © CC0/Biodiversity Heritage Library

Katherena Vermette est une écrivaine canadienne de la Nation métisse de la rivière Rouge, laquelle prend naissance dans le nord des États-Unis et irrigue Winnipeg et son lac, dans le Manitoba. La rivière Rouge, indique l’autrice, est devenue un dépotoir, quelque chose que l’on tient pour acquis – une idée déjà présente dans le court métrage Cette rivière (2016) qu’elle a coréalisé. « Si quelque chose va de soi, disait Roland Barthes (à propos des fleurs), c’est là qu’il faut aller y voir. » La rivière Rouge occupe la partie centrale du recueil, où femme, nature et rivière se confondent, trop souvent entravées : « cette rivière est une femme / elle a été draguée / puis traînée ». Elle déborde, ses cheveux doivent être disciplinés, ses courbes rectifiées. Comme dans le livre d’Orsenna, le cours de la rivière et les veines du corps humain se confondent (il existe d’ailleurs au Canada une « Bloodvein River ») : « le courant / a tangué dans mon sang / le mouvement s’est rué / sous ma peau ».

La dernière partie (« Une autre histoire ») éclaire l’histoire de la communauté métisse de la rivière Rouge, son héros Louis Riel, défenseur des droits autochtones au XIXe siècle. La rivière est inséparable de cette communauté : « mon sang est ici depuis toujours / aussi enraciné que la rivière ». La première partie de Femme rivière reflète une visite à la Première Nation de Little Black River, celle de son partenaire. Un monde différent mais accueillant comme une famille : « ma langue trébuche / sur les voyelles doubles / comme des pieds / dans les chaussures trop grandes ». (La langue en question, « anishnaabemowin », c’est-à-dire langue des Anichinaabés, est une langue algonquine proche de celle des Ojibwés.) Courants, humains et mots charrient des histoires. Comme l’écrit Erik Orsenna : « Toute circulation est un récit, et qui peut vivre sans histoires ? »

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Pensons avec Balzac (cité par Bachelard dans L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière chez Corti en 1941, lui-même cité par Orsenna) à la merveilleuse sonorité du mot français « rivière », plus liquide que « river » en anglais, qualifié par l’auteur de La Comédie humaine de « brutal ». Il nous semble que ces différences sonores ne doivent pas occulter ce que chaque langue peut apporter à la poésie : dans Femme-rivière, la fluidité de l’anglais donne lieu à des mots-valises comme « riveredge », « riverdawn », peut-être aussi sous l’influence de langues amérindiennes « agglomérantes », et devient en français « borderivière », « auberivière ». Le mot français « draguer », avec ses deux sens, renforce la métaphore de la femme rivière, compensant en quelque sorte ce qui se perd dans la traduction de « riverlocks » car « lock » peut signifier « écluse » ou « mèche de cheveux ». 

Femme-rivière fait de la rivière un personnage à part entière. Elle est sujette aux débordements et ses eaux imprévisibles peuvent précipiter la noyade ; les communautés des Premières Nations signalent régulièrement des disparitions que la police ne prend pas au sérieux, si bien qu’elles ont créé leur propre groupe d’intervention en bateau pour tenter de retrouver les corps (« Drag the Red »). C’est l’objet du court métrage documentaire Cette rivière que l’autrice a coréalisé en 2016. L’eau est une question de vie ou de mort. La poésie de Katherena Vermette est proche de celle de Natalie Diaz, particulièrement son poème « La première eau, c’est le corps » (Poème d’amour postcolonial, Globe, 2022). Peu importe que des milliers de kilomètres séparent les Mojaves des Métis, le rapport au cours d’eau est similaire, jusque dans les noms. Le fleuve Colorado porte ce nom parce qu’il est (ou était, plutôt) coloré par la vase rouge du territoire qu’il traverse. Et ce rapport s’étend à d’autres : Katherena Vermette met en exergue des citations d’auteurs variés, Elvis Presley côtoie Thich Nhat Hanh. De même, Natalie Diaz évoque le Whanganui de Nouvelle-Zélande, le Gange et la Yamuna d’Inde, le droit de l’eau, le droit à l’eau de la Constitution slovène. On rejoint les auteurs précédemment cités et d’autres encore (Alice Oswald, Mireille Gansel) ; ce ne sont pas là des coïncidences mais bien des confluences.