Nageuses bengalies

Notre hors-série de l'été 2022 : NagerLa natation de compétition est dominée par les riches pays occidentaux et l’Australie. Mais, dans d’autres, comme l’Inde, souligne Éric Auzoux, devenir champion ou championne représente bien autre chose qu’être « le meilleur » dans sa discipline.

Le tabou de kâla pani (littéralement, « eaux noires »), proscrivant la traversée de l’océan, et condamnant qui le transgresse à perdre son statut de caste, remonte à un traité de l’Inde ancienne attribué à un brahmane, Baudhâyana. Encore aujourd’hui, en Andhra Pradesh, région d’où était originaire Baudhâyana, le saint des saints du temple hindou de Tirumala reste interdit d’accès à un prêtre qui aurait voyagé en mer. Mis à part l’intermède bouddhiste de la dynastie Maurya (IVe-IIe siècle), qui pratiqua l’envoi de missions diplomatiques par voie maritime jusqu’en Méditerranée, rien dans l’histoire de l’Inde ne la rapproche d’une thalassocratie, alors même que son territoire est bordé par deux océans. Car ce sont les sapta sindhu (« sept fleuves »), au premier rang desquels le Gange, qui sont l’objet de mythes, de pèlerinages et d’ablutions, la mer n’en est pas digne. D’ailleurs, seule la caste la plus basse dans la hiérarchie traditionnelle pratique la pêche, et le régime alimentaire de la plus haute, celle des brahmanes, proscrit la consommation de poisson.

Toutefois, cette interdiction est transgressée dans une région-État de l’Inde, le Bengale. Volontiers rebelle, le peuple bengali a donné du fil à retordre au Raj britannique lors de la Grande Mutinerie de 1857, puis, un siècle plus tard, au jeune État pakistanais qui, sourd aux revendications culturelles de la partie orientale du Bengale lui ayant été dévolue lors de la Partition, l’a payé d’une sécession définitive, donnant naissance au Bangladesh. Les femmes furent nombreuses au premier rang de ces combats, telles Aruna Asaf Ali (1909-1996) qui, pour avoir porté haut le drapeau de l’Inde lors du mouvement « Quit India », fut jetée en prison, ou encore l’écrivaine Mahasveta Devi (1926-2016), infatigable militante, notamment en faveur des droits des populations tribales du Bengale.

Nager (été 2022) : les défis d'Arathi Saha et de Bula Choudhury

Timbre édité en 1999 par la Poste indienne en l’effigie d’Arati Saha

Arathi Saha a donc de qui tenir. Née en 1940, elle exécute ses premières brasses dans le double contexte de la Seconde Guerre mondiale et de la lutte pour l’indépendance, la seconde marquée à Calcutta par des émeutes sanglantes opposant musulmans et hindous, auxquelles même les interventions pacificatrices de Gandhi ne purent mettre fin. Le premier club de natation de l’Inde coloniale, le Calcutta Swimming Bath ayant été fondé en 1887 par des commerçants anglais à l’intention de leurs collaborateurs masculins blancs, c’est très probablement dans le défluent du Gange qui traverse Calcutta, le Hooghly, qu’Arathi fit ses débuts. Des débuts prometteurs puisqu’elle remporte sa première médaille d’or sur 110 yards nage libre à l’âge de six ans, entrainée par son mentor, un Bengali lui aussi, Sachin Nag. Celui-ci avait pour sa part appris à nager par la force des choses en plongeant dans le Gange afin d’échapper à la police coloniale lancée à sa poursuite à cause de ses activités militantes subversives. En 1952 (elle n’a que douze ans), Arathi est l’une des quatre Indiennes présentes aux Jeux olympiques d’Helsinki.

Dès lors, elle se concentre sur la brasse, avec un grand projet en tête : peu après avoir félicité le premier Asiatique ayant traversé la Manche, en 1952 (Brojen Das, un Bengali, bien sûr), elle le sollicite pour qu’il la recommande auprès du Butlin International Cross Channel Swimming Race pour l’édition 1953 de cet évènement. La nageuse ne parvient pas à lever les fonds nécessaires pour payer son voyage en Angleterre mais, loin de se décourager, s’impose pendant plusieurs années un entrainement rigoureux dans le bassin de Deshbandu Park à Calcutta, nageant huit puis jusqu’à seize heures d’affilée. Ayant reçu, parmi d’autres, le soutien du Premier ministre Jawaharlal Nehru, elle s’envole enfin pour la Grande-Bretagne le 24 juillet 1959. Lors de sa première tentative, elle joue de malchance : son bateau-pilote a presque une heure de retard et les conditions climatiques sont défavorables ; elle est donc contrainte de renoncer à quelques miles de la côte anglaise. La seconde tentative sera la bonne : le 29 septembre 1959, Arathi Sala relie le cap Gris-Nez et Sandgate (42 miles marins), devenant la première Asiatique à réaliser cette traversée.

Une autre Bengalie, Bula Choudhury (née en 1970), prend le relais ; non contente de traverser la Manche à deux reprises, elle devient, en 2005, la première femme à franchir les détroits fameux de quatre continents : Gibraltar, Cook (Nouvelle-Zélande), Santa Catalina (Californie), et Three Anchor Bay, vers Robben Island, près du Cap (Afrique du Sud).

Arathi, Bula… nul doute qu’après elles viendront d’autres Bengalies déterminées et nageuses.


  1. Ce n’est qu’en 1920 que des plages horaires pour femmes, intégralement vêtues, seront proposées au club, et seulement en 1964 que sera admis son premier membre indien : le maharaja de Cooch Behar, dont le père, anglophile, s’était fait construire un palais italianisant doté d’une piscine.