En bref : portraits

Voici les portraits de trois illustres personnages : Thomas Mann dans le numéro 23 des Cahiers de l’Herne, composé par Frédérick Tristan ; James Gray, l’auteur du fameux film Little Odessa, par Gabriela Trujillo ; Marilia Aisenstein, grande figure de la psychanalyse récemment décédée, qui s’entretient longuement avec Mickaël Benyamin. Ces portraits de personnes sont suivis de portraits de pays au cœur de l’actualité, à travers des réflexions sur leurs situations récentes : l’Ukraine par Anna Colin Lebedev et la Russie par Nicolas Werth.

Frédérick Tristan | Thomas Mann . Réédition. Les Cahiers de l’Herne n° 23, 224 p., 23 €                                                                                    

En rééditant ce cahier (paru en 1973) pour célébrer le cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Thomas Mann, les Éditions de l’Herne ont pris une initiative judicieuse, l’actualité invitant à regarder en miroir les années noires que le Prix Nobel 1929 eut à traverser, voix de l’Allemagne antinazie sur Radio Londres, émigré malgré lui qui finit par troquer le passeport allemand qu’on lui ôta en 1936 contre un passeport américain.                                                                                                                                         

Le Cahier regroupe une trentaine de contributeurs. À côté de textes de Thomas Mann lui-même ou de son fils Klaus, on en trouve de Stefan Zweig ou de Sigmund Freud, et de bien d’autres encore comme Michel Deguy, Marguerite Yourcenar ou Martin Flinker qui œuvra longtemps au rapprochement entre les cultures française et allemande depuis sa librairie parisienne. Même après la Première Guerre mondiale, l’espace européen gardait toute son importance avant le désastre de la Seconde, quand les mauvais vents de l’Histoire poussèrent celui qui possédait la culture de « l’honnête homme », héritée des siècles antérieurs, à mettre un océan entre lui et sa patrie renégate.

La langue française s’empressa d’accueillir un écrivain dont la littérature était plus proche des anciens maîtres de la prose, y compris français, que des innovations des années 1900, et sa fidèle traductrice, Louise Servicen, confie à propos de son style qu’elle épousa si bien : « C’est surtout, je crois, au rythme qu’il était le plus sensible […] Il a dit que parfois la sonorité d’une phrase l’incitait à développer – musicalement – telle ou telle pensée. » On songe à Flaubert, mais cette proximité avec la musique est aussi ce qui le lia au chef d’orchestre Bruno Walter, autre témoin du Cahier.

Thomas Mann a créé des personnages dont la notoriété est capable d’égaler la sienne, surtout quand le cinéma leur a donné le visage de Dirk Bogarde, héros de La mort à Venise. Le Cahier permet donc de recentrer l’attention sur la personnalité du créateur de Tonio Kröger, Hanno Buddenbroock ou Gustav von Aschenbach ; de deviner les sentiments, désarrois ou pulsions secrètes qui ont soutenu son inspiration, lui ont soufflé de nouvelles variations sur le thème du Docteur Faust et poussé son art à ce paroxysme qui concilie la vie et la mort. Sa lecture de Nietzsche lui suggéra-t-elle de ranimer l’ancien mythe dionysiaque en réponse esthétique à l’absurdité de l’existence qui condamne le vivant à la décrépitude ? Hugo von Hofmannsthal, autre contributeur du Cahier, ne fit pas autre chose lorsqu’il offrit Ariane à Naxos au compositeur Richard Strauss. Maurice Blanchot écrit : « L’écrivain qu’évoque La Mort à Venise ne se met pas seulement hors la loi par sa passion pour un bel adolescent ; la puissance de cette passion est aussi le reflet de la mort qui vient, fascination d’un instant qui pressent et goûte voluptueusement le bonheur de la fin. » Tandis que Marcel Brion parle de son côté de « cette curieuse figure trinaire qui est à la base de tous ses livres : l’accord du désir, du mystère et de la mort ».                                                                                                                                     

Prenant la parole à Francfort en 1932 lors de la célébration du centenaire de la disparition de Goethe, Thomas Mann, conscient de ce que Faust et Wilhelm Meister doivent à leur auteur, remarque « comment cette impulsion qui le pousse à écrire une autobiographie pour se confesser et se peindre lui-même, devient objective, s’extériorise dans le domaine social et même politique et prend ainsi une valeur éducatrice ». Mais ne parle-t-il alors vraiment que de Goethe ? Jean-Luc Tiesset

Gabriela Trujillo | James Gray. Sous le signe de Saturne. Capricci, 144 p., 16 €

Écrivaine (L’invention de Louvette, 2021), Gabriela Trujillo, longtemps à la tête de la Cinémathèque de Grenoble, est aussi historienne du cinéma et membre du comité de sélection de la Quinzaine des cinéastes au festival de Cannes. Après Marco Ferreri. Le cinéma ne sert à rien (Capricci, 2021), elle publie le premier essai de fond en français sur l’un des cinéastes les plus narratifs qui soient aujourd’hui : James Gray. Narratif par ses références classiques (Renoir, Kazan, Visconti, Scorsese), par son jeu avec les genres (le polar, le drame romantique, le récit d’aventures, l’autobiographie) et par ses adaptations (Dostoïevski, David Grann), le cinéaste, né en 1969, figure de l’après-Nouvel Hollywood, l’est aussi parce qu’il est profondément un cinéaste de la mémoire, en particulier de la mémoire paternelle. Car dans chaque film, et sans que ce soit pour autant un cinéma psychologique, bien au contraire tourné vers le corps et l’action, un père empêche son fils de vivre – ou un fils s’empêche de vivre en vivant pour son père.

Vif et précis, toujours arrimé à des analyses filmiques et à des choix personnels, le livre de Gabriela Trujillo montre comment cette problématique s’incarne dans cette filmographie serrée et souvent espacée de plusieurs années, du premier film du jeune cinéaste de vingt-cinq ans, Little Odessa (1994), au dernier sorti d’un quinquagénaire reconstituant son enfance, Armageddon Time (2022), et jusqu’à son prochain dont le tournage est en cours et dont l’autrice a pu lire le scénario, Paper Tiger. En dépliant quelques motifs structurants (la chambre des fils – le plus beau chapitre –, l’autorité et la déception des pères, les mères et l’ange de l’histoire, l’amour comme projection, les impasses du rêve américain pour les descendants de l’immigration, la fête comme échappatoire), elle travaille la dimension saturnienne d’une œuvre dont la mélancolie se dissimule derrière la limpidité de ses récits et l’énergie de sa mise en scène.

Comme la littérature, le cinéma est un art du temps, dont Saturne est le dieu. Plus qu’ils ne regardent la destruction par le temps qui passe, les films de James Gray pointent les responsabilités des autorités, familiales ou politiques, dans l’impossibilité de la filiation et de la transmission. Gabriela Trujillo montre avec autant d’émotion devant certaines scènes que d’intelligence critique devant leur construction comment cette discrète dimension accusatrice et polémique se réalise avec les moyens du cinéma, James Gray filmant toujours une dernière fois les tentatives désespérées, pour des fils, de vivre avec les images et les rêves de leurs pères. Pierre Benetti

"James Gray. Sous le signe de Saturne", Gabriela Trujillo (Détail) © Capricci Mickaël Benyamin / L’Art de la Conversation : Entretiens avec Marilia Aisenstein Anna Colin Lebedev Ukraine : la force des faibles
« James Gray. Sous le signe de Saturne », Gabriela Trujillo (détail) © Capricci
Mickaël Benyamin | L’art de la conversation. Entretiens avec Marilia Aisenstein. Campagne Première, 200 p., 21 €

Marilia Aisenstein est décédée le 14 mai dernier. Son collègue Mickaël Benyamin laisse ce dense livre d’entretiens qui nous permet de connaître profondément cette grande figure de la psychanalyse. Ses échanges avec Benyamin mélangent l’intime et le théorique, ils ouvrent des perspectives à l’amateur qui aperçoit les coulisses de l’univers freudien : est-ce à cause de ses quatre longues tranches d’analyse en tant que patient qu’elle a une parole aussi libre ? Si c’est le cas, allons-y, mettons-nous tous sur le divan !

Woody Allen prétend que parler avec un analyste ressemble à jouer au tennis avec le professionnel du club : peu importe les règles, il suffit d’échanger avec le spécialiste pour jouer mieux. Benyamin semble lui donner raison, vu que ce livre s’intitule L’art de la conversation. Aisenstein, née à Alexandrie de parents grecs, avant de fuir l’Égypte nassérienne, pour grandir à Athènes et ensuite à Paris, a eu un parcours riche. D’abord destinée à la philosophie, elle a pris goût à la psychanalyse après un passage sur le divan de Sacha Nacht, qui a réalisé « une guérison de transfert qui avait levé une dépression infantile ». Suivent des analyses avec Denise Braunschweig – sa « véritable analyste » –, Finkelstein et le « Dr B. ». Rares sont les analystes qui évoquent leurs propres expériences allongées ; pour des patients chroniques comme votre chroniqueur, c’est tonique de lire son conseil de cumuler les analyses – en y mettant fin chaque fois après quelques années – afin de multiplier les points de vue, parce que, selon la formule de Lacan, chacun a son « style ». Aisenstein n’aurait pas validé la blague de Woody, qui explique son refus de se suicider par le fait qu’il ne voudrait pas avoir payé les séances ratées.

Aisenstein, marquée par son parcours de patiente, l’a été davantage en tant que praticienne. Elle se livre avec une franchise revigorante sur son travail avec, entre autres, Michel Fain, Michel de M’Uzan et Pierre Marty, avec qui elle a collaboré à l’association ISPO Pierre Marty, consacrée aux thérapeutiques psychosomatiques. Tout cet acharnement généreux pourrait-il changer le monde ? : « Je vous dirai que je suis très pessimiste. Je crois que chacun d’entre nous peut tenter de vivre un peu mieux, de réfléchir un peu plus, mais je ne pense pas que l’on puisse vraiment espérer une ‘amélioration’ ou un grandissement de l’être humain. Il est vrai que plus on tente de faire d’un enfant un lettré peut-être a-t-il moins de chances de devenir un monstre, mais même ça n’est pas toujours vrai. » La psychanalyse, au moins, sert à éviter la niaiserie. Steven Sampson

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Anna Colin Lebedev | Ukraine. La force des faibles. Seuil, coll. « Libelle », 58 p., 5,50 €

Comment joindre l’approche scientifique et le témoignage sans mettre l’émotion à l’écart ? La sociologue Anna Colin Lebedev y parvient en s’attachant à une population sectorisée lors des analyses sur la guerre de la Russie en Ukraine : le monde des « combattants », au sens large du terme. En quelques touches rapides, faites de questions simples auprès de ses interlocuteurs et d’exemples si parlants qu’il n’est point besoin de les multiplier, elle réussit à répondre dans la subtilité à bien des questions qui se posent sur le conflit.

Elle redonne d’abord la perspective en élargissant la chronologie aux premières heures de la guerre, en 2014, pour rappeler les véritables enjeux de départ : c’est lors de la première invasion que la population s’est organisée, consciente des failles d’un État qui n’est pas préparé à la guerre. Se retrouvent ainsi, dans un mélange de traditions et de spontanéité, les volontaires, les centuries déjà formées lors des grandes manifestations de 2013 sur Maïdan, la féminisation des engagements (les femmes représentent 15 % des forces en 2021), mais aussi les traditions d’autogestion, ce qui, appliqué à l’armée, peut sembler étrange.

Voici une autre réalité mise en évidence : il n’y a pas eu de militarisation de la société, au contraire : cette dernière a transmis sa culture, ses habitudes, son professionnalisme, au monde militaire, le rendant beaucoup plus efficace. Ainsi peut-on tordre le cou à ces soi-disant valeurs, scientifiquement aléatoires, et régulièrement mises en avant faute d’explications, comme le courage, la vaillance, voire la résistance, jusqu’à l’héroïsme.

Bien des paradoxes sont ainsi éclairés, qu’ils touchent aux difficultés de la mobilisation, qui contrastent avec la détermination des engagés ou des vétérans, au pacifisme d’une large partie de la population et à son hypothétique « patriotisme », ou encore à une liberté, une volonté d’autodétermination dans l’action, à laquelle même la machine de l’État doit se plier. Comme le résume sur le front un chercheur en biologie : « l’État c’est nous, ce n’est pas eux ».

Anna Colin Lebedev est sans doute une des meilleures analystes de ce conflit en perpétuelle mutation, elle parvient à en saisir l’essence, le caractère inédit, en cela proche de l’originalité de la démocratie que l’Ukraine était en train de bâtir. Il y a dans cette guerre un combat politique qu’il ne faut pas perdre de vue. Le caractère bref, incisif de ce texte, qui n’est absolument pas un pamphlet, est accompagné d’un appareil critique de qualité, succinct, mais essentiel. Annie Daubenton

Nicolas Werth | Un État contre son peuple. De Lénine à Poutine. Les Belles Lettres, 506 p., 22 €
"James Gray. Sous le signe de Saturne", Gabriela Trujillo (Détail) © Capricci Mickaël Benyamin / L’Art de la Conversation : Entretiens avec Marilia Aisenstein Anna Colin Lebedev Ukraine : la force des faibles
« Un État contre son peuple. De Lénine à Poutine », Nicolas Werth (détail) © Les Belles Lettres

On se souvient du Livre noir du communisme, paru en 1997 (pour le quatre-vingtième anniversaire de la révolution d’Octobre), ouvrage collectif rédigé sous la houlette de Stéphane Courtois. Le livre avait fait grand bruit, suscité des polémiques, été traduit dans nombre de langues étrangères et atteint un chiffre de vente dont rêve tout historien afin de pouvoir se reposer ensuite sur ses lauriers. Ce que ne fit pas l’un d’eux, Nicolas Werth, chercheur spécialiste de l’histoire soviétique. Déjà en poste à Moscou pendant la pérestroïka, l’historien avait eu la chance de s’y trouver encore pendant la brève période où les archives pouvaient être consultées, soit la période brouillonne du règne d’Eltsine. Une aubaine quand on pense aux conditions dans lesquelles l’histoire de l’URSS fut écrite jusque-là sans documents autres que les témoignages.

Dans le présent livre, Nicolas Werth reprend et développe son article paru il y a donc plus d’un quart de siècle et qu’il regrette d’avoir publié trop tôt, « pressé par des impératifs éditoriaux » (ah, la tyrannie des dates à chiffres ronds et des commémorations !). Ce regret ne se justifie pourtant pas vraiment dès lors qu’il prévient dans son avant-propos que cette « réécriture partielle du texte originel a conforté les principales conclusions que j’avais dégagées sur la violence comme élément central du pouvoir et du fonctionnement de l’État-Parti soviétique ». Soit. On savait en gros, maintenant on sait dans le détail. À écrire l’histoire à partir des archives policières, corroborées par celles du Parti, on ne saurait aboutir à d’autres conclusions.

La période stalinienne fut bel et bien une tragédie. On peut cependant regretter le sous-titre : « De Lénine à Poutine ». Il est vrai qu’il sonne bien, est-il pour autant entièrement justifié ? Ne serait-ce pas faire totalement fi du projet initial ? S’il est incontestable que « les bolchéviques ont introduit une culture politique spécifique de guerre civile […] à partir de l’été 1918 », on ne saurait oublier toutes ces mesures en matière de politique sociale et d’éducation qui furent à la base de leur projet. (Dans son beau livre L’illustration jeunesse russe. Une histoire graphique (1917-1934), Dorena Caroli rappelle ces efforts du début en direction de l’enfance et de la jeunesse.) Explorer d’autres sources que celles de la répression ne conduirait pas à minimiser cette dernière, mais rappellerait des intentions bienveillantes à l’égard du peuple… Les gommer conduit à réduire les bolchéviques à des êtres assoiffés du sang du peuple et interdit par conséquent de comprendre un élan révolutionnaire rapidement brisé, mais qui fut réel. 

À l’heure de la réécriture de l’histoire et du quasi-effacement des « pages sombres » du stalinisme en Russie, ce bilan, accompagné en conclusion d’une utile synthèse du parcours du pays de Gorbatchev au Poutine d’aujourd’hui, est appelé à être un livre de référence. On regrettera d’autant plus l’absence d’une bibliographie et, surtout, d’un index, autant d’indices qui confirment le déclin de l’édition des ouvrages savants. Sonia Combe


Une chronique coordonnée par Jean-Yves Potel.

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