De la tempête

L’invention de Louvette de Gabriela Trujillo est un extraordinaire premier roman de formation, une éducation sentimentale, un apprentissage du regard, voire de la vision (l’ophtalmologie et la chiromancie y jouent l’une et l’autre un rôle). En premier lieu, il s’y vérifie que l’enfance de quiconque, en quelque point de l’histoire qu’il ait vécu, s’avère toujours une contrée lointaine.


Gabriela Trujillo, L’invention de Louvette. Verticales, 256 p., 19 €


Toutes les chroniques de l’enfance, fussent-elles le fait de personnes beaucoup plus jeunes que nous, sont à même de nous projeter au cœur d’ères préhistoriques peu répertoriées et approximativement baptisées. « Louvette », surnom cajoleur de l’héroïne du premier roman de Gabriella Trujillo, enfant à la fois choyée et laissée à l’abandon, sobriquet à l’odeur de tanière et de viande crue, est par ailleurs, en entomologie, le nom d’une tique des chiens, souvent mortelle. Lorsqu’il s’attaque, en 1972, à l’écriture de ce qui deviendra Louve basse, Denis Roche envisage d’intituler son livre La femme et la prose. Il en restera cette aventure de chien, un chien hurlant, enterrant, déterrant, faisant tout ce qu’il a hérité de la louve dont il est la progéniture abâtardie.

L’invention de Louvette, de Gabriela Trujillo : de la tempête

Gabriela Trujillo © Francesca Mantovani/Gallimard

Cette affaire de pedigree aventureux et de domestication précaire, on la retrouve dès l’amorce de L’invention de Louvette. Le père installe à demeure une créature mi-chien mi-loup (en fait mi-coyote) qu’il désire entraîner aux combats à mort. Cet animal mythologique – entre chien « couleur de lion » aztèque et Cerbère d’Hadès –, Kalispell, surnommé Calli, sera progressivement domestiqué par l’héroïne. C’est, rejouée à demeure, la performance chamanique de Joseph Beuys avec le coyote, I like America and America likes me (1974). Avec tout ce que l’artiste allemand avait désiré mettre en forme, en exergue, dans son geste épique : mise à distance de la guerre et concordat de confiance accordé au seul représentant du continent jugé digne de foi, le coyote, dernier témoin des premières cosmogonies indiennes.

Le relief inouï entre le souffle intense des rêves, des visions, des passions et le caractère fantomatique de certains phénomènes qui s’activent hors champ (guerre civile du Salvador ; activités du père ; vie sociale de la mère) installe une angoisse qui, parmi les rires et les envolées, sourd à tout instant. Une angoisse d’autant plus entêtante qu’on ne sait jamais vraiment ce qui la produit, comme dans les pages les plus inquiétantes de 2666 de Roberto Bolaño. Dès les jours parmi les plus lumineux de l’enfance, au jardin embaumé, vivent et meurent les bêtes tandis que l’insécurité est comme un climat propre au pays où Louvette est venue au monde. Tout se raconte non pas en en vue d’édifier un monument mais afin de préparer un deuil. Les objets, les portraits, les rêves aussi bien, y brillent de manière très intense, aveuglante, pour ne révéler que plus vite leur « devenir-ruines ». Chateaubriand a évoqué les peuplades de l’Orénoque disparues au gré des guerres que leur firent les conquistadors ; il ne serait resté d’elles, des générations plus tard, qu’une poignée de mots chantés par des perroquets apprivoisés retournés à l’état sauvage. Ces perroquets, aras, toucans, perruches, sont ceux-là mêmes qui viennent peupler les loisirs de l’enfant. Gabriela Trujillo nous invite à envisager ces cris d’oiseaux comme appartenant de plein droit à la famille des ruines.

« Il y avait un bébé qui venait de naître et qui s’appelait Ida. » Ce n’est pas ainsi que s’ouvre ce premier roman. Il s’agit là d’une citation d’Ida de Gertrude Stein (1941), l’un des récits les plus chers à Gabriela Trujillo. Il demeure beaucoup de cette admiration dans le livre. En particulier sous l’espèce d’un laconisme tout lacédémonien qui fixe et méduse. Pourtant, s’y trouvent, par ailleurs, toutes les formes de dépassement, d’augmentation, lesquelles finissent par donner corps à « de la tempête ». Non pas à une tempête, mais bien à « de la tempête » comme on dit « du canon » dans les Mémoires du général baron de Marbot. Parce que c’est l’histoire d’une petite fille turbulente, née au moment d’un séisme, lui-même contemporain d’autres turbulences, politiques celles-là.

L’invention de Louvette, de Gabriela Trujillo : de la tempête

Aussi, à côté d’Ida de Gertrude Stein cantonnent de merveilleux carnavals à la Marco Ferreri, du genre Touche pas à la femme blanche, autre amour de l’autrice. Dans L’invention de Louvette, il y a de l’amour, il y a de la saveur, il y a de l’animal, il y a de la magie, il y a de la disparition (du père, des amoureux). On peut faire semblant d’entendre de la sorte ce que promet le mot Iliade : « Il y a de… ». Il y a aussi tout ce qui ne s’y trouve pas, ou à peine. La route dite panaméricaine, par exemple, si longue qu’on n’en connaît ni la longueur ni la localisation des points extrêmes, y exerce sa force d’attraction sans jamais être empruntée, à l’image du cheval de Troie absent du poème d’Homère.

Car c’est là l’une des qualités de ce texte, dans ses pages les plus lapidaires, où des phrases rétractées, évidées, poudroient comme autant de confettis sur une fête foraine : « La saison des pluies est bientôt terminée. Les alizés commencent à s’estomper. Il n’y a pas eu de cerfs-volants cette année. Un brouillard tiède, sans échos, s’est formé un matin. » La photographe Faustine Cornette de Saint Cyr a réuni les pages demeurées vierges dans les carnets de Marcel Proust. Scannées, montées côte à côte, ces centaines de pages vierges constituent non pas une autre version d’À la recherche du temps perdu, mais une composante cardinale du grand roman. Marcel Proust aurait tout autant, avec passion, « non écrit » que bien des artistes sans œuvre. C’est là que s’éclaire la question de la soustraction en littérature, et que l’oracle pythique de Lichtenberg se passe des exégètes pour livrer son sens : « Dans plusieurs œuvres d’un homme universellement connu, je préférerais lire ce qu’il a rayé plutôt que ce qu’il a conservé. »

Penser n’est pas peser une présence, mais compenser une perte ; si cela n’y suffit pas, il faut aggraver cette perte, la creuser davantage, l’éroder pour de bon, pour son bien. Dans L’invention de Louvette, cette opération miraculeuse a lieu tellement bien que s’y lit et ce qui a été rayé et ce qui a été conservé. Cela se constate à la fluidité de la lecture, à son caractère laminaire. On qualifie de « laminaire » une turbulence – tout type d’écoulement dont la vitesse présente en chacun de ses points un caractère tourbillonnaire – très légèrement soumise à sa propre viscosité et présentant un écoulement régulier et semblant soumis au nombre d’or. Ces caractéristiques font de ce magnifique roman une turbulence à la fois lapidaire et laminaire, un maelström paradoxal doué des qualités d’un instrument d’optique de haute précision.

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