Extrême Ouest

La Californie, terre autochtone depuis bien avant l’arrivée des Européens, puis américaine, est devenue un album d’images et de récits conquérants, dorés, poignants, désenchantés, riches de promesses, qu’il s’agisse du western, de la littérature ou de la high-tech. En mai 2025, avec l’annonce, entre autres, de la  reconstruction de la prison haute sécurité de l’île d’Alcatraz, située dans la baie de San Francisco, le président des États-Unis réécrit  l’histoire américaine façon US impérial.


Candidate démocrate à la présidence des États-Unis en 2024, Kamala Harris a remporté la Californie avec 58,5 % des voix, contre 38,3 % au candidat républicain. Outre la Californie, elle a remporté l’Oregon et l’État de Washington, les deux autres États de la côte ouest, ce qui en fait une côte pacifique démocratique. Mais en cette Californie, la démobilisation a été la plus élevée de tous les États, presque deux millions d’abstentions, soit 6 % des électeurs inscrits contre 2,9 % à l’échelle nationale – pour Biden, la participation y avait été la plus élevée de tous les États depuis 1900. D’autre part, dans neuf des douze comtés de l’État où la population masculine latino est majoritaire, Trump a obtenu plus de voix qu’en 2020. On remarque un phénomène similaire pour le vote noir, masculin particulièrement.

Or, avec ses 39,5 millions d’habitants, soit 100 000 de plus qu’en 2024, la Californie est en pleine croissance démographique et serait comptabilisée quatrième économie du monde si elle était un État souverain. À San Francisco même vivent presque 900 000 personnes, soit la densité la plus élevée après New York, mais les Blancs (termes du recensement américain) constituent la minorité, 24,9 %, précédée de peu par les Africains Américains, 25,1 %, et suivie par les « Hispanic-Latinos de toutes races »,15,2 % . Les Amérindiens d’une part et les Native Hawaïans et Pacific Islanders d’autre part ne représentent pour chacune de ces minorités que 0,4 % de la population. Lors des élections présidentielles, les minorités votent plus que les Blancs, et majoritairement Démocrate… mais de moins en moins.

En 2025, la Californie se trouve donc dans une situation politique bancale, tout en contradictions, contraintes, grands écarts, et certains évoquent le « déclin » de l’État doré et adoré. Pour Donald Trump, la Californie incarne « la faillite des politiques libérales » et son gouverneur, Gavin Newson, participant actif à la campagne anti-Trump de Biden, craint une prochaine attaque contre, entre autres, les strictes lois anti-pollution de l’État. Les deux hommes sont donc à couteaux tirés.

San Fransisco Californie Dossier Ouest 2025
San Francisco, Californie © Jean-Luc Bertini

À la mi-avril 2025, le gouverneur et l’attorney general ont porté plainte contre le président et son utilisation de l’International Economic Emergency Powers Act de 1977 pour décréter des impôts douaniers – excédentaire en janvier 2025, le budget était déjà déficitaire en mai. Pour Trump, le projet du train Los Angeles-San Francisco, lancé depuis tant d’années, et les monstrueux feux de forêt de janvier 2025, que Newson n’a su ni éviter ni arrêter, le disqualifient définitivement pour la présidentielle de 2028. Puis c’est l’annonce d’un impôt de 100 % sur les films tournés à l’étranger et projetés aux États-Unis, à laquelle le gouverneur réplique par un crédit d’impôt, « Make America Film Again » ! Et de préciser, parlant de l’attraction de la Californie sur tous, Américains, étrangers de passage ou résidents, migrants du monde : « ils viennent pour trouver le rêve californien grâce auquel les gens sont respectés et bien traités et qui est malheureusement menacé avec cette affaire de droits de douane extrêmes et incertains ».

En vérité, pour 77 % des Californiens, le prix des logements est devenu insupportable. Il explique en partie le nombre élevé des sans domicile fixe à San Francisco – 8,9 % en 2024, après une augmentation de 15 % en 2015-2017. Depuis une quinzaine d’années, le marché de la drogue et les réseaux criminels ont suivi, parallèlement à la baisse des constructions, liée au zonage. La crise du logement correspond en fait à la création de 400 000 emplois et de 60 000 logements… un peu au large de la ville – sur neuf comtés de la San Francisco Bay Area, cinq font partie des dix comtés les plus chers des États-Unis. Parallèlement, c’est la fermeture de centres d’accueil, la diminution voire la suppression de services sociaux et de santé, avec répression sociale large. La croissance économique liée à l’installation de la high tech et à l’appel d’air de l’emploi a rendu féroce la course au logement et bien des Latinos, des Noirs, des habitants aux loyers devenus inabordables doivent déménager loin de leur quartier, de la région, de leur passé. C’est la gentrification.

En 2012, en effet, conçue par l’architecte Frank Ghery pour environ 10 000 personnes – salariés et leurs familles –, la ville nouvelle de Zuckerberg s’était installée sur 80 ha de la Silicon Valley. En 2017, dans la même Valley, l’Infinite Loop d’Apple avait construit pour 12 000 personnes et, dans la même Valley toujours, Google re-fourbissait en 2016 sa première base de 1998. En 2001, LucasFilms – neuf hectares, 2 500 employés –, installé sur une ancienne base militaire de San Francisco, le Presidio, était racheté par la Walt Disney Family Foundation – édifices rénovés, agrandis et classés monuments historiques. En 2009 ouvrait le Walt Disney Family Museum. San Francisco et sa Baie menacées de disneylandification? De trumpification ?

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Selon divers critères, on évalue la présence autochtone en Californie avant l’arrivée des premiers Européens – des Espagnols, en 1542 – entre 100 000 et 300 000 individus – et datant de bien avant notre ère – 40 000 à 15 000 ans. En 1925, le Handbook of the Indians of California estimait que la population indigène de Californie était passée de 150 000 personnes en 1848 à 30 000 en 1870 et à 16 000 en 1900. Aujourd’hui, on compte 757 628 Amérindiens en Californie, soit 1,94 % de la population californienne – presque dix millions de Native Americans à l’échelle nationale, soit 2,92 %. 

À partir de 1769, les Espagnols et leurs missions pour indigènes (conversion et éducation) recouraient, avec l’appropriation des terres, au travail forcé, avec enlèvement de femmes et d’enfants, viol et mise en esclavage. Ils durent finalement laisser la place aux Mexicains (1821-1823) qui reprirent le système espagnol de prédation et d’exploitation du monde indigène. En 1845-1846, ce fut le tour des États-Unis, avec attaques contre les nations indiennes puis contre le Mexique (1846-1848), contraint de céder une bonne partie de « ses » terres et de leurs habitants autochtones. Ainsi la Californie fut-elle annexée, populations comprises, et des hordes de colons et de chercheurs d’or, transformés parfois en milices, prolongèrent la pratique de la déportation des populations autochtones, des tueries et des guerres, du travail forcé et de l’esclavage. Un an plus tard, le premier gouverneur de Californie déclarait dans son discours sur L’état de l’État de Californie : « Il faut s’attendre à ce qu’une guerre d’extermination entre les races continue, et ce jusqu’à extinction de la race indienne. » Bientôt (1860), on les enfermait dans des réserves.

Depuis quelques années maintenant, historiens et chercheurs publient et débattent pour savoir si le terme de « génocide » peut s’appliquer au sort des Indiens des États-Unis. Sans doute pas si l’on retient la définition de 1948 de la convention de Genève sur le génocide. Mais probablement si l’on s’autorise au déploiement de la pensée au long de l’histoire multiséculaire de cette conquête meurtrière, dont le nadir fut atteint à la fin du XIXe siècle. Suivirent deux guerres mondiales au cours desquelles les soldats amérindiens se distinguèrent par leurs nombreuses contributions à la victoire américaine, canadienne et d’autres alliés.

En 1969 – en plein mouvement des droits civiques –, un groupe d’« Indiens de toutes les tribus », précurseurs du Red Power, occupèrent l’île d’Alcatraz située dans la baie de San Francisco. En 1910, on y avait construit une prison militaire, transformée en 1934 en prison fédérale réputée la plus sécurisée du pays. Fermée en 1963 et déclarée propriété fédérale hors usage, la terre d’Alcatraz fut alors déclarée terre autochtone par les nouveaux occupants, au nom du traité de Fort Laramie de 1868 et, ironiquement, du « droit de la découverte ». Avant d’être finalement expulsés de l’île, ils y vécurent de novembre 1969 à juin 1971, soutenus entre autres par de très nombreux étudiants de Berkeley, et ils firent la une de la presse et des télévisions du monde entier : en jeans, coiffés de plumes colorées, des Indiens déclaraient l’île d’Alcatraz terre amérindienne et proclamaient la célébration à venir d’un annuel Native American Day, ce serait le 13 octobre, Columbus Day depuis 1937.

San Fransisco Californie Dossier Ouest 2025
San Francisco, Californie © Jean-Luc Bertini

En 1977, la Conférence sur la discrimination des peuples indigènes des Amériques, sous-comité des Nations unies sur le racisme, la discrimination raciale, l’apartheid et la décolonisation, lançait l’idée d’une Journée internationale des Autochtones, idée qui fit son chemin dans quelques États américains, dont la Californie. En 2021, le président Biden fixait cette journée lui aussi au 13 octobre. Columbus Day devenait en somme biface : d’un côté l’honneur du grand colon et de l’autre celui de millions de colonisés. D’un côté la culture des Amérindiens, leur patrimoine et leur résistance à l’idéal colonial, de l’autre l’arrivée de Colon l’Italien magnifique aux Amériques, proclamées terra nullius. Sur l’île d’Alcatraz, une délégation amérindienne offre chaque 13 octobre un salut cérémoniel au soleil levant.

Le président Trump recourt de son côté à un langage qui réduit l’histoire des Autochtones à une BD ratée – « They don’t look like Indians to me... ». Le 4 mai 2025, il ordonna donc la réouverture d’« une version considérablement agrandie et reconstruite d’Alcatraz, afin d’y incarcérer les criminels les plus violents et impitoyables d’Amérique ». Quelques jours auparavant, il avait déclaré : « Je fais renaître Columbus Day de ses cendres… les Démocrates ont fait tout leur possible pour détruire Christophe Colomb, sa réputation et tous les Italiens qui l’aiment tant... »

Fin du Native American Day, effacement du récit de l’occupation indienne de l’île. Pour Donald Trump, l’heure est venue de récrire de manière objective, donc positive, l’histoire des États-Unis telle qu’elle s’est effectivement déroulée : une suite de hauts faits. D’où la nécessité, pour récrire, de rayer environ deux cents mots du vocabulaire des documents fédéraux, passés et présents, et du vocabulaire de qui travaille pour et avec l’administration fédérale. Entre autres mots, figurent minority, Native American, race, ethnicity, diversity-identity-inequality, justice, victim…

La richesse, la puissance et la beauté de San Francisco et de la Californie aux ponts d’or ont facilité et continuent de faciliter la production d’un récit historique univoque, malgré les trous et ellipses. Conquises et effacées, ces terres de l’Amérique autochtone portent en gloire Hollywood et ses westerns et leurs successeurs, les palais de la high tech trumpiste. Sous ces terres, reposent des milliers de squelettes à propos desquels les mots de déportation, massacres, crimes contre l’humanité et génocide n’ont pas été décomptés et sont dorénavant décrétés indicibles.

Les fins mots de l’histoire et l’histoire sans ses mots font de San Francisco et de la Californie un miroir où se mirer est toujours un plaisir, non sans souffrance : l’image est devenue illisible.

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