Quel sens prend en islam l’opposition de l’Est et de l’Ouest ? Sur ce sujet plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord, cet article ne pourra être qu’une ébauche ; il atteindra son but s’il fait seulement percevoir qu’il y a là une question à approfondir.
Recherchons dans le Coran les linéaments d’un symbolisme spatial. Plusieurs versets citent ensemble l’orient et l’occident, en proclamant que Dieu est « Le Seigneur de l’orient et de l’occident » (LXXIII/9 ; formules analogues en II/115 ; II/142 ; LV/17). Cependant, le très célèbre « verset de la Lumière » (XXIV/35), que connaît tout musulman, même peu instruit des questions religieuses, associe les deux directions dans une négation : « Dieu est la Lumière des cieux et de la terre. Sa Lumière est pareille à une niche où se trouve une lampe. La lampe est dans un cristal. Le cristal est comme un astre étincelant qu’alimente un arbre béni, un olivier qui n’est ni d’orient, ni d’occident. Peu s’en faut que son huile n’éclaire sans que le feu ne la touche. Lumière sur lumière… ». Sans ajouter un commentaire aux centaines d’exégèses que ce verset a suscitées, on peut au moins affirmer que ce qui est décrit est le cosmos sous la lumière de Dieu. Le symbole axial de l’arbre vient compléter celui de la lampe dans la niche, et la description s’applique aussi bien au macrocosme qu’à l’homme microcosme. Ce qui est remarquable pour notre sujet, c’est que l’arbre-homme n’est « ni oriental, ni occidental ». La centralité seule vaut, sans qu’une des directions soit privilégiée.
C’est aussi un monde centré que donne à voir le récit des aventures de Dhû-l’Qarnaïn, le troisième des récits symboliques qu’expose la sourate XVIII. Le nom de ce personnage mystérieux se traduit par « L’Homme aux deux cornes ». L’Homme aux deux cornes a été identifié à Alexandre le Grand par bien des auteurs classiques car c’est un conquérant universel (il résulte de cette identification qu’Alexandre le Macédonien sera souvent considéré comme un prophète par la tradition musulmane). l’Homme aux deux cornes pousse ses conquêtes jusqu’aux confins occidentaux du monde « jusqu’à l’endroit où le soleil disparaît ; il l’y trouva se couchant dans une source bouillante » (XVIII/86). Après avoir affirmé son autorité protectrice sur le peuple de l’extrême Occident, l’Homme aux deux cornes suit la direction opposée « jusqu’à ce qu’il atteigne l’endroit où le soleil se lève ». Il l’y trouve se levant sur un peuple « à qui nous n’avons donné aucun voile pour s’en protéger » (XVIII/90). L’Homme aux deux cornes atteint enfin un peuple que menace l’invasion apocalyptique de Gog et Magog (Ya’jûj et Ma’jûj dans le Coran, Gog et Magog aux chapitres XXXVIII et XXXXIX d’Ézéchiel). Le conquérant aide ces hommes de l’extrême limite à construire un barrage qui retiendra les envahisseurs jusqu’à la fin de l’histoire. En toutes ses aventures, le conquérant bienveillant porte la religion vraie jusqu’au bout des terres habitables : la foi et la connaissance se répandent selon un mouvement centrifuge.
Mais le centre, où est-il ? « À Dieu sont l’orient et l’occident ; où que vous vous tourniez se trouve la face de Dieu… » (II/115). La phrase est plus étrange qu’il n’y paraît d’abord : le centre est partout, cependant l’orient et l’occident existent réellement. Comment Dieu s’y manifeste-t-il ? A-t-il une épiphanie (tajallî, terme fondateur de la métaphysique islamique) orientale qui serait différente de son épiphanie occidentale ? Pour mettre Jésus au monde, Marie « se retira à l’écart des siens dans un lieu oriental » (XIX/16). L’islam se représentant toujours Jésus comme le prophète de la pure spiritualité détachée des contingences sociales, il fallait qu’il naquît à l’Orient, hors du clan familial. À l’inverse, la loi qui organisera la communauté semble reçue par Moïse « du côté occidental » selon le verset XXVIII/44 : « Tu n’étais pas sur le versant occidental lorsque Nous assignâmes à Moïse sa mission » (j’adopte ici la traduction de Jacques Berque). Si l’orient est la direction de la lumière immatérielle, l’occident est la direction de ce monde, de ses ombres, de cette société imparfaite à laquelle il faut donner des lois. L’analyse des indications coraniques devrait aussi prendre en compte les nombreux passages qui appellent le croyant à considérer les mouvements apparents des astres, levers et couchers du soleil ou des étoiles. On ne peut ici que le signaler.

Voyons maintenant comment les rites organisent l’espace. Au centre se trouve le sanctuaire de la Ka‘ba vers lequel se tournent tous les fidèles pour accomplir la prière rituelle. Ce sanctuaire préislamique conservé par l’islam est approximativement cubique. Mais autour de ce cube, les directions ne se valent pas. L’angle le plus proche de la direction sud est appelé angle yéménite. Le Yémen, à l’extrême sud de la péninsule Arabique, est en arabe al-Yaman, littéralement « le côté droit », de même racine que Yamîn, la droite. Ainsi, le côté sud est faste. Cette valeur de la droite et du sud est l’arrière-plan de propos attribués au Prophète tels que « la foi vient du Yémen, la sagesse vient du Yémen, l’islam vient du Yémen » (traditions citées par Ibn al-Faqîh al-Hamadânî, mort en 976, dont l’Abrégé du livre des pays est une source précieuse pour la géographie symbolique). Si le sud est à droite, nécessairement le nord est à gauche, côté néfaste. Shimâl (gauche) est un quasi-homonyme de shamâl (nord), de la même racine. L’angle où se trouve insérée la fameuse Pierre noire que cherchent à toucher les pèlerins est le plus à l’est. Les nombreuses traditions relatives aux coins de la Ka‘ba sont particulièrement favorables à l’angle yéménite et à celui de la Pierre noire, traités dans certains hadîths comme s’ils s’équivalaient, par exemple : « Toucher le coin yéménique ou toucher la pierre noire efface les péchés ».
Une des principales écoles de philosophie en islam, platonicienne et résolument mystique, s’est dénommée école de l’ishrâq, du « lever des lumières orientales ». Un des écrits de son fondateur, Shihâb al-Dîn Yahyâ Suhrawardî (1155-1191), ne s’intitule-t-il pas Récit de l’exil occidental (traduit et présenté par Henry Corbin in Shihâboddîn Yahyâ Sohravardî, L’Archange empourpré. Quinze traités et récits mystiques) ? À l’occident, dans une perspective presque dualiste, l’âme chute dans la matière dont elle devra s’évader pour retrouver sa patrie. En arabe, ghurba, « exil », est un dérivé de gharb, « ouest ».
Voici donc un système assez statique et qui n’a rien d’inattendu : à l’est et aussi au sud, la lumière ; au nord et surtout à l’ouest, l’obscurité. Mais ce schéma peut s’inverser. Le principe de ce renversement est bien exprimé par une de ces oppositions sémantiques soulignées par une assonance, qu’affectionnent les auteurs musulmans : d’une part les anwâr (« lumières »), de l’autre les asrâr (secrets). Le secret (sirr) est un des termes majeurs de la spéculation musulmane. Le sirr, c’est le fond secret de l’âme humaine ; et c’est par excellence le fond de « La Réalité » (al-Haqq, un des noms de Dieu particulièrement employé par le soufisme spéculatif), inqualifiée et par conséquent inconnaissable. Les lumières qui éclairent les secrets de l’existence ne font que révéler et voiler une couche plus profonde et plus secrète. Selon un important hadîth, « Dieu est voilé par soixante-dix mille voiles de ténèbres et de lumières ».
Dans une théologie résolument apophatique, les lumières spirituelles mêmes sont un voile. Pourtant, c’est du fond infiniment obscur du Réel inconnaissable que naissent les lumières qui voilent et éclairent. Ainsi peut-on comprendre le hadîth, rapporté par les recueils les plus accrédités, qui annonce qu’à la fin des temps le soleil se lèvera à l’ouest, du côté de l’obscurité. Qu’est-ce que cette fin des temps ? La fin du cosmos ? Le dernier moment du cheminement spirituel ? L’un et l’autre, sans doute ; c’est une « apocalypse » au sens étymologique : une « révélation », un instant où l’ordre admis révèle une face cachée. Au même ordre d’idées se rattache un autre hadîth selon lequel « les hommes de l’occident [Ahl al-gharb] ne cesseront de soutenir la vérité [al-haqq, que l’on peut aussi comprendre comme le nom de Dieu, le Réel] jusqu’à ce que se lève l’Heure », et cet autre encore, très connu : « L’islam a commencé comme un étranger et il redeviendra étranger, heureux soient les étrangers » (« étranger » traduit ici gharîb, pluriel ghurabâ’, mot dérivé de gharb).
Cette valorisation du côté obscur est manifeste dans l’œuvre d’Ibn ‘Arabî (1165-1240), dont l’influence sur le soufisme spéculatif est sans égale. Ibn ‘Arabî ne recule pas devant des exégèses renversantes où le terme coranique zhâlim, très péjoratif (difficilement traduisible puisqu’il comporte à la fois l’idée d’iniquité et celle d’obscurité, zhulma), peut devenir une louange : le zhâlim est alors celui qui s’est tourné vers l’Inconnaissable divin, au-delà de ses manifestations lumineuses ; c’est aussi celui qui s’est fait si obscur qu’il n’a plus de lumière propre qui voilerait la présence divine. Michel Chodkiewicz a consacré plusieurs pages à ces interprétations renversantes d’Ibn ‘Arabî (Un océan sans rivage. Ibn Arabî, le livre et la loi). Un des innombrables écrits d’Ibn ‘Arabî est connu comme le traité du Phénix occidental. Son titre complet ne laisse aucun doute sur l’association entre l’ouest et la fin du temps : Le Phénix stupéfiant, sur le Sceau des saints et le Soleil de l’Occident (voir Michel Chodkiewicz, Le Sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî). Un autre texte d’Ibn ‘Arabî nous en apprend un peu plus sur ce « Phénix occidental », c’est le court traité connu en français comme le Livre de l’arbre et des quatre oiseaux, présenté et traduit sous ce titre par Denis Gril, où le phénix déclare : « Le plus grand est celui dont la lumière est le pur dénuement ». Ce phénix (je m’appuie ici sur le commentaire de Denis Gril) n’est pas en lui-même lumineux : il est pure réceptivité ; parfaitement obscur, il est le parfait réceptacle de la lumière de l’Être.
La valorisation finale de l’ouest, de la réceptivité obscure, n’est pas sans rapport avec la valorisation de la vie « ordinaire » (occidentale, si l’occident est du côté de l’extériorité), qui se lit dans l’éloge, que font tant d’auteurs, des saints « malâmî-s » ou « malâmatî-s », c’est-à-dire des saints qui ne manifestent rien d’extraordinaire, de sorte que leur sainteté reste cachée ; ils sont « blâmés » (c’est le sens de malâmî) par ceux qui ne voient pas leur vie spirituelle si discrète. Leur modèle est le Prophète, à qui l’on reprochait de se comporter comme tout le monde : « Qu’est-ce que ce prophète qui mange et va par les marchés ? Si seulement on avait fait descendre un ange avec lui… » (XXV/7). L’obscurité des « hommes du blâme », conforme à l’ordre apparent d’une vie ignorée, serait-elle le reflet inversé de l’obscurité divine, au-delà du tout ordre ?
Ces premiers pas hésitants dans un univers symbolique devraient suffire à nous faire deviner sa complexité. Nous observons d’abord un espace centré, où la primauté du centre se nuance d’une primauté de l’orient sur l’occident, et du sud sur le nord. Puis ce cadre simple se révèle un préalable nécessaire à son bouleversement, voire son renversement. C’est une démarche typique de la pensée musulmane, beaucoup plus dynamique qu’on ne l’imagine trop souvent : établir un cadre, des règles, puis les remettre en cause, sans pourtant les détruire, dans un mouvement où l’apparent (zhâhir) et le caché (bâtin) se vivifient mutuellement.
Je remercie Denis Gril pour les indications qu’il m’a généreusement communiquées, bien que je n’aie pu donner dans cet article qu’un lointain et maladroit écho de leur richesse.