Laure de Sandrar

D’origine slovène, née à Paris, Laure de Sandrar (1996-2025) a toujours été poussée vers l’Ouest. Quel parcours que celui de cette poétesse enfermiste jusqu’à son dernier poème « sonore ».


Voici la brève histoire d’une des poétesses les plus inventives du vingt et unième siècle, à l’origine de plusieurs courants poétiques, qu’un élan intérieur a poussée vers l’ouest, toujours plus à l’ouest. Sa mère grandit en Slovénie, à Novo Mesto, dans le quartier de Sandrar, en bordure de la rivière Krka, tombe enceinte à seize ans, et déjà tourne le dos à l’orient sans prévenir ses parents ; elle embrasse une dernière fois sa meilleure copine, Melanija, puis saute dans le train au départ de Ljubljana, elle ne prend pas le temps de passer à la prison rendre visite à son frère. Vingt et une heures plus tard, elle arrive à Paris, et vingt et un jours plus tard, en 1996, naît Lavra, que sa mère et son entourage appelleront « Laure ».

Pendant des années, Laure apprend à écrire et à lire en correspondant avec son oncle et Melanija l’amie-de-sa-mère. En 2006, le jour de ses dix ans, elle reçoit une carte postale de Slovénie, son oncle annonce qu’il vient d’être libéré ; elle compose dans la journée vingt-quatre formes écrites courtes qu’elle envoie le lendemain au frère de sa mère. Celui-ci lui répond par retour du courrier qu’elle est la plus grande poétesse enfermiste au monde. Il la félicite et l’encourage à continuer : elle a réussi, écrit-il, à « mêler appel à l’ultra légèreté » et « emboîtement de réalités gigognes ». Enfermiste ? Pourquoi pas ? À l’école et dans son quartier, elle devient la poétesse enfermiste.

En 2008, à douze ans, Laure rend en cours d’allemand une rédaction sur l’Einschliessmus, invoquant « le paysage comme prison » et l’enfermement comme « liberté intime. » À treize ans, Laure compose ses propres chansons au piano et à la guitare. À quinze ans, sa poésie est publiée dans huit langues. En 2011, elle donne une dizaine de concerts-happening.

En 2012, le jour de ses seize ans, elle appelle sa mère de l’aéroport.

– Tu es enceinte, dit sa mère.

– Même pas, répond Laure.

L’Amérique ? New York ? Sa mère lui demande où elle sera logée, chez qui, avec qui, pourquoi. Dans combien de temps rentrera-t-elle ? Et puis, elle n’a pas d’argent. Et ses études ? Laure essaie de rassurer sa mère : elle ne doit surtout pas s’inquiéter, tout va bien se passer, elle donnera régulièrement de ses nouvelles, promis.

Laure cherche l’amie de sa mère, et la trouve. Melanija se fait maintenant appeler Melania.

– C’est moi, Laure, la fille de ta meilleure amie de Novo Mesto. Ma mère me parlait toujours des rives de la Krka.

– Laure de Sandrar ?

– Oui.

Melania, qui a travaillé comme mannequin, puis s’est mariée aux États-Unis, permet à Laure de survivre.

– Tu as fait ce qu’on pourrait appeler un « beau mariage », dit Laure, et elles éclatent de rire.

À New York, Laure est aperçue à des lectures de poésie, dans des librairies, des bibliothèques, dans des clubs de jazz, et dans le parc qui longe l’East River. Son style littéraire se modifie par secousses imprévisibles : elle revendique l’héritage des romantiques allemands, le combine aux extravagances des symbolistes français et aux émotions des paülistes portugais. Elle se traduit elle-même en slovène, en allemand et en français.

Un soir, au cinquantième étage d’une tour de la Cinquième Avenue, après avoir bu six cocktails alors que Laure a du mal à terminer son second, Melania confirme de vive voix ce qu’elle avait laissé entendre à demi-mot dans ses lettres : avant que le frère de sa mère se fasse arrêter, condamner et jeter en prison, elle a été sa petite amie ; il a, d’une certaine manière, accepté de payer pour elle. Melania n’en dira pas plus. Laure peut demander à Melania ce qu’elle veut, elle fera tout pour l’aider. Laure a mille questions à poser sur cet oncle qui lui a tant appris mais qu’elle n’a jamais connu.

Plan de l'île d'Alcatraz (Californie, 1895) © CC0/U.S. National Archives and Records Administration/WikiCommons
Plan de l’île d’Alcatraz (Californie, 1895) © CC0/U.S. National Archives and Records Administration/WikiCommons

En 2013, l’année de ses dix-sept ans, Laure publie un recueil de poèmes puisant dans l’imaginaire et le lexique administratif tout en se focalisant sur la fuite des sentiments. La critique n’est pas unanime, mais plusieurs jeunes autrices d’un collectif d’universitaires saluent son style « post-novateur ». Dans une interview publiée en ligne, Laure annonce la naissance du bureaucratisme. Un de ses poèmes est publié dans le Yale Journal of Law and Technology, ce qui est une première pour cet organe technique jusqu’alors réservé aux considérations juridiques. C’est à l’occasion d’une lecture publique à l’université de Yale, justement, que Laure rencontre Usha, la rédactrice en chef du Yale Journal of Law and Technology, qui ressemble beaucoup à l’actrice Freida Pinto, se dit Laure.

– Moi, c’est le contraire de toi, dit la juriste de dix ans son aînée. Le mouvement de ma famille a toujours été vers l’Est. Mes parents sont partis de l’Andhra Pradesh.

Petite, Usha entendait ses parents parler télougou. Elle est née et a grandi à San Diego, mais sent que quelque chose la pousse encore plus loin vers l’Est. Washington, peut-être. Laure lui dédiera son poème « Antisymétrie des itinéraires ».

S’ensuit une période où l’on perd la trace de Laure, elle ne se montre plus, mais publie à un rythme soutenu, et chaque nouveau recueil inaugure un nouveau genre : au saugrenüisme  – « l’art de mêler une prose rugueuse, presque futuriste, à des hymnes logiques borgesiens [1] » – succède l’accommodisme inauguré par « Chawoman » – « une rhétorique rimée empruntée aux prêtresses de l’Amazonie du dix-neuvième siècle [2]. » Elle passe, semble-t-il, deux années à Boulder, Colorado, publie des poèmes dans des périodiques et signe des essais critiques sur la littérature classique coréenne, les pamphlets en limericks des Insulaires du détroit de Torrès et les chants féminins anonymes de Kabylie.

Au cours de cette phase d’invisibilité, son écriture opère un virage net, que les érudites qualifieront ultérieurement de politisme – « un art intrépide du souffle et du son », dira lors d’un discours flamboyant l’éditrice des Princeton Series of Contemporary Poets.

Usha et Laure communiquent par courriels et s’envoient des lettres fourrées dans des enveloppes, où Laure glisse toujours un de ses poèmes inédits. Leur amitié à distance et les tracés antagonistes de leurs itinéraires respectifs, l’une vers l’Est, l’autre vers l’Ouest, les amusent, les inspirent et scellent leur amitié.

En 2020, Laure  s’installe probablement à Santa Cruz, Watsonville ou Oakland, à vingt-quatre ans, et l’on ne sait rien de sa vie sentimentale ou amoureuse. Elle bénéficie, chuchote-t-on, de l’aide financière et logistique d’une ou plusieurs mécènes.

 – Maintenant que tu es ici, lui dit un jour Usha, au Fog Harbor Fish House, te voilà au bout, tu ne pourras pas aller plus à l’ouest.

Laure lui adresse un sourire lumineux. Si, oh si, elle ira encore plus à l’ouest. L’élan qui la propulse vers le coucher du soleil est toujours bien présent en elle. Sa course vers l’occident, elle compte bien la poursuivre jusqu’au bout.

Laure continue d’échanger avec Melania : pour l’essentiel des photos, par téléphone. L’ancienne copine de sa mère l’invite de temps en temps au restaurant quand elle se trouve sur la côte ouest. Elle la convie aussi à ce qu’elle nomme des « événements sociaux, » où Laure découvre en elle une palette tout à fait nouvelle de sentiments que lui inspirent les amis de Melania, et qu’elle ne pensait pas éprouver un jour : de la détestation, de la colère, l’envie de faire du mal.

Ses poèmes politistes gagnent en intensité émotionnelle et acquièrent « une urgence moelleuse, » affirmera l’éditrice des Princeton Series of Contemporary Poets, qui présente le politisme comme un « art de l’aphorisme en deçà du silence, » une « méditation sur le haïku impossible ». Dans une taqueria de East Palo Alto, une poétesse lui parle d’une publication signée d’Usha et de son petit ami, James David. Laure consulte en ligne un texte ampoulé et jalonné d’incohérences sur le thème du déclin social de l’Amérique blanche. Le malaise viscéral ressenti auprès des amis de Melania empire au fur et à mesure de sa  lecture, Laure comprend qu’Usha est devenue une autre personne, ou bien n’a jamais été celle qu’elle croyait connaître. Elle écrit alors « Brume-dégoût », son dernier poème avant le baroud d’honneur.

Des mois passent. Impossible de savoir où vit Laure durant cette période. Une chose est certaine, sa translation vers l’ouest n’est  pas terminée.

Laure évoque le souvenir de son oncle et Melania déclame un poème enfermiste qu’elle a appris par cœur. Laure confie à Melania qu’elle aimerait participer à l’inauguration à laquelle procédera bientôt son mari : un établissement pénitentiaire situé au large de San Francisco, un des monuments caractéristique de la ville que son mari, en dépit des avis défavorables des experts, veut réhabiliter en grande pompe. L’idée est mauvaise, rétrograde, stupide, mais, comme souvent en cette année 2025, l’inauguration aura finalement bel et bien lieu.

Laure est sur le quai en compagnie de Melania, d’Usha et de leurs maris respectifs. Son ultime poème sera sonore. Des dizaines de chaînes de télévision sont présentes. Laure éprouve une joie intense, plus puissante que tout ce qu’elle a pu écrire jusqu’alors. Deux jours plus tôt, elle a posté deux enveloppes adressées à Usha et à Melania, leur annonçant la naissance du nouveau mouvement poétique qu’elle vient de lancer, le détonisme. Il s’agissait alors, expliquera plus tard l’éditrice des Princeton Series of Contemporary Poets, de « produire un non-texte en deçà du tout-texte », d’engendrer un « souffle brûlatoire ». 

La prison sur l’île est déjà en vue quand les cinq membres du Secret Service s’apprêtent à fouiller toutes les personnes présentes. Laure sourit en s’approchant des deux maris, elle glisse la main entre ses cuisses et déclenche le détonateur.

Une gerbe d’eau majestueuse s’élève dans le ciel. Des millions de spectateurs du monde entier jureront avoir vu deux bouts de cravates rouges monter au ciel puis redescendre  en voletant vers la mer, comme deux papillons de sang. La prison fédérale de haute sécurité installée sur l’île d’Alcatraz sera peut-être un jour officiellement réhabilitée, mais c’est peu probable. Si cela doit se faire, ce sera en l’absence du président et du vice-président des États-Unis d’Amérique. Les oiseaux sauvages pourront continuer de venir s’y ébattre. Pélicans bruns, guillemots colombins, huîtriers de Bachman, aigrettes neigeuses…

Dans les cercles poétiques de l’université de Princeton, on dira que le tout dernier poème de Laure de Sandrar s’est affiché en première page de la plupart des journaux, un poème composé de quatre lettres, deux consonnes et une voyelle redoublée : un B pour commencer, un M pour finir et deux O au milieu.


[1] Citation extraite de « Enfermism, Bureaucratism, Saugrenüism, Accomodism, Politism, Laure de Sandrar and Poetry of Sparks (Princeton University Press).

[2] Citation extraite de « Enfermism, Bureaucratism, Saugrenüism, Accomodism, Politism, Laure de Sandrar and Poetry of Sparks (Princeton University Press).

Nicolas Richard est écrivain. Dernier ouvrage paru : Gunks. Chronique du temps insouciant (Arthaud, 2025).

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