Les planisphères, comme toute représentation, contiennent une part de fiction. La position centrale de l’Europe sur la projection la plus répandue n’est qu’une des images de la domination qu’elle a exercée sur le monde. Sa mise en cause dans le réel, dans la pensée et sur des projections nouvelles de la carte donne-t-elle lieu à des représentations plus justes ? Petite dérive cartographique et poétique.
Le planisphère, principal support de notre imaginaire des continents, est un objet impossible parce qu’on ne peut pas aplanir une sphère sans la déformer. Impossible, il l’est aussi en étant le résultat de calculs mathématiques complexes et d’une part de fiction. La projection la plus répandue, celle de Mercator, qui date de 1569, établie avec des angles et des mesures destinées à faciliter la navigation, agrandit les Nords et rétrécit les Suds, installant pour longtemps les paramètres géographiques et politiques de la domination. L’Inde y apparaît de la taille de la Scandinavie alors qu’elle est près de quatre fois plus grande ; l’Afrique, pourtant quinze fois plus vaste que le Groenland, y semble d’un format identique. Des projections plus récentes cherchant à corriger ces déformations, à réparer l’injustice de la représentation, rétablissent les justes proportions des aires (projection de Gall-Peters, 1973) mais ne conservent pas les angles, ce qui se traduit cette fois par une déformation des continents, au contraire de ce qui se passe sur la carte de Mercator.

Dans son « Brouillon pour un atlas », l’oulipienne Michèle Audin évoque les projections de Mercator et de Lambert (auteur d’une projection conique au XVIIIe siècle), dans de courts poèmes géométricographiques (c’est moi qui propose cet adjectif pour caractériser ces courts poèmes) ou proses brèves géographicopératiques (idem), le tout étant destiné à faire une sorte de roman. De l’adjectif « conforme », elle écrit ceci :
« On dit qu’une carte est conforme si les angles y sont justes.
C’est tout ?
Oui, c’est une définition.
Et les commentaires ?
Si les angles sont justes, alors les distances sont fausses.
C’est tout ?
Les angles justes, c’est pratique en bateau. C’est facile, de mesurer les angles, ça se fait “dans l’air”. D’ailleurs, ça a déjà été dit.
Tu es brève.
J’économise mon souffle. Pour demain.
(9 juin 2014) »
L’inégalité Nord/Sud de la projection pourtant « conforme » de Mercator est bien connue, elle a été largement commentée par des politologues et travaillée par des artistes. Mais qu’en est-il du rapport Est/Ouest sur le planisphère ? Lorsqu’on fait tourner un globe terrestre, on le voit se déplacer constamment. Alors que la division des hémisphères Nord et Sud est nécessaire, la division en hémisphères Est et Ouest est arbitraire. Elle a été établie à partir du méridien de Greenwich, mais en réalité on pourrait la déterminer à partir de n’importe quel méridien, ou considérer que cette division est sans aucune signification. On est toujours à l’Ouest de quelqu’un. Et si le soleil se lève toujours à l’Est, seul un partage relatif et mobile selon l’alternance jour/nuit porte une vérité du partage.
Toujours dans le « Brouillon pour un atlas » de Michèle Audin :
« Tu devrais dire que le mot Maghreb, le nom arabe du Maroc, signifie occident.
Tout le monde le sait.
Alors, pourquoi appelle-t-on pâtisseries orientales les gâteaux de cet occident ?
Je vais faire du thé à la menthe. Tu veux ? »
Il existe ainsi des planisphères fondés sur la projection cylindrique de Mercator qui ne placent pas l’Europe et l’Afrique au centre. Si, en Europe ou aux États-Unis, nous avons l’habitude de voir les Amériques à l’Ouest et l’Asie à l’Est, les cartes chinoises montrent l’empire du Milieu précisément au milieu. Les Amériques s’y retrouvent à l’Est de l’Asie. Le missionnaire jésuite Matteo Ricci est le premier, en 1602, à proposer ce changement de perspective pour faire plaisir à ceux qu’il espère convertir. Adapter la fiction a sa part politique.

En 2002, la Chine a opéré une nouvelle révolution cartographique. Hao Xiaoguang, géophysicien, a renversé la perspective en adoptant un plan non plus cylindrique – celui qui se présente horizontalement – mais azimutal, représentant le globe à partir des pôles. Les Amériques du Nord et du Sud se situent à deux extrémités du planisphère, les États-Unis sont renversés, New York apparaît à l’Ouest du pays et la Chine reste au milieu. Comme la carte de Matteo Ricci, celle-ci invite à changer de point de vue mais elle le fait cette fois en bouleversant toutes les coordonnées cardinales. C’est aussi une façon de contrôler le monde en instruisant sa fiction de domination. Depuis 2013, c’est la carte officiellement utilisée par la Chine et en particulier par la Défense nationale pour affirmer la position centrale du pays ainsi que ses revendications sur les terres et sur les mers.
En regardant ce planisphère bipolarisé, nous voyons l’Ouest devenir Nord et Sud. L’Occident dérive, comme les continents. Nous comprenons combien ces représentations racontent plus ce que nous voulons faire du monde que le monde lui-même. S’il est aussi facile de renverser le monde, pourquoi le croire lorsqu’il semble à l’endroit ? Ce contrôle de la représentation par la carte est vertigineux. En pensant aux conséquences géopolitiques qu’il permet, on prend conscience de tout ce qu’a pu déterminer la localisation occidentale de l’Ouest : la conquête, le contrôle des terres et des mers, l’orientalisme, les spoliations… la liste est ouverte.

L’Ouest n’est plus à l’Ouest ou alors il est « complètement à l’ouest », c’est-à-dire nulle part. La dérive des occidents n’est pourtant pas l’équivalent symbolique ou politique de la dérive des continents. Elle est une projection de l’imaginaire, destinée précisément à modeler les imaginaires. Lorsque de cette projection émane l’archéologie – au double sens de l’institution et de l’archive – d’une domination, cela doit inquiéter. Lorsqu’une représentation redonne sa juste proportion aux continents et aux terres, même lorsqu’elle déforme les côtes et les angles, qu’elle se contente de faire voir comment les dominés ont été littéralement écrasés, elle doit nous alerter de façon positive. C’est pourquoi à tous les autres je préfère le planisphère Gall-Peters : il conserve une trace du passé tout en invitant à circuler autrement dans le monde. Il renverse les proportions. Il conserve une trace du passé tout en proposant de reconsidérer l’importance des espaces. L’Ouest s’y détermine moins par rapport à l’Est que par rapport aux Suds. Cela change tout.
La dérive des occidents place l’Europe dans un pli, la dégage en partie du plan. On pourra bientôt voir de nouveau l’Ouest selon le couchant. Mais comme tout Ouest connaît un Est, on y voit naître aussi le jour.
Dans tout planisphère, il y a un milieu, un centre
ce milieu est fictif
il vaut mieux ne pas s’y tenir
en français on dit :
Une sphère
Un planisphère
quelque chose cloche
Change de monde
quelque chose penche
plus justes les proportions –
se rétablit
branlant monde commun
qui n’est pas à nous.