Go west, old tramp !

Quand on commence un voyage en mettant le cap à l’Est pour les Hespérides et que l’on accoste au Japon, il y a de quoi se poser des questions… Sur qui nous sommes, ce qu’on fabrique dans le monde et dans quel état celui-ci se trouve tragiquement… Maurice Mourier nous entraîne dans une fiction ludique et sérieuse à la fois qui nous rappelle qu’il faut toujours être un peu à l’Ouest.


«  Alors, comment as-tu trouvé ta viande ?

– Franchement mal cuite, dis-je, une énorme tranche blanchâtre, on dirait qu’ils l’ont fait bouillir dans du lait, ni saignante ni grillée, même en la noyant sous cette espèce de sirop et cet amas de patates trop grasses je ne suis pas arrivé à lui trouver un goût !

– Bravo, mon cher disciple, je n’en attendais pas moins de ta culture ! Ça, c’est le chef-d’œuvre culinaire de la Nouvelle-Angleterre, ce qu’on appelle un sirloin steack, la spécialité de cette excellente auberge, j’étais sûr de ne pas te décevoir !

Là-dessus, nous sortîmes de la Dog Team Tavern, une imposante bâtisse de bois remplie de bâfreurs dont le moindre faisait quarante bons centimètres de plus que mon maître et trois fois son poids et nous mîmes aussitôt le cap à l’ouest. Ai-je dit que le cher Ebenezer, malgré l’étouffante torpeur de ce coin du Vermont où la chaleur de l’été, mariée à une atmosphère immobile, saturée d’humidité, rend même hagards les bovins rassemblés dans l’herbe d’un vert glauque, supportait sans peine apparente une houppelande de berger et sifflotait quelques notes d’une chanson particulièrement idiote de Dairy Queen, la vedette du moment ?

« À l’ouest il y aura du nouveau, lança-t-il plein de verve, je te le promets ! Mais il faut être patient. »

Et en effet. Comme il n’aime que le train, qui lui rappelle son enfance campagnarde, il nous fallut bien des journées inconfortables pour traverser le vide de l’immense pays, d’est en ouest, dans la maussade vision des plaines interminables, recueillant du regard toute la laideur des abords misérables des petites gares, des banlieues sinistres, des mobil homes qui s’égaillent, le plus souvent délabrés, habités pourtant de vagues silhouettes, le long des voies. La richesse se cache dans certains quartiers excentrés des villes, le reste, ostensible, est fait d’établissement provisoire, vite bâti, vite décati, et suinte une uniformité pauvre, une triste désespérance.

« N’arriverons-nous jamais ? N’y aura-t-il jamais des montagnes, de la vraie nature intacte, de l’Océan brut ?

– Pô ! Pô ! Pô ! dit mon maître, qui ne répugne pas, de temps à autre, à rappeler ses origines pied-noir, il faut mériter les Hespérides ! »

J’étais, il faut l’avouer, plutôt mécontent : « Voyons, je ne vous suis plus. Outre le fait qu’elles sont mythiques, ces îles se situent bien sur les côtes d’Afrique, à l’ouest en effet, mais de là où nous allons, il nous faudra d’abord traverser le Pacifique avant de rencontrer à nouveau l’Europe et les rives de l’Atlantique. Bon sang ! Nous sommes partis de Paris, ça n’aurait pas été plus simple de descendre plein sud jusqu’aux Canaries, au lieu de nous cogner ce tour de la terre insipide ?

– Qui parle d’Afrique ? dit dédaigneusement Ebenezer. Quelle étrange idée ! Fais-moi un peu confiance, on atteindra les Hespérides bien avant ! »

Et il ajouta d’une façon mystérieuse ; « L’ouest, mon garçon, l’ouest, tout est là ! »

Japon Orient Dossier OUest Mourier 2025
Hsi Lai Temple (Californie) © CC BY-SA 3.0/Tktru2/WikiCommons

Bien que connaissant son caractère taquin, je demeurai un peu interloqué : « Vos Hespérides sont donc un pays de la ruée vers l’or, dis-je, quelque part en Californie ! Il est vrai qu’il y a des orangers par là, que ne m’avez-vous éclairé plus tôt ! »

Ebenezer eut un gros soupir : « Toujours de l’impatience, souffla-t-il, cette génération est insupportable. Non, bien sûr, il faut franchir quelques encablures de mer, mais tu as le pied marin, n’est-ce pas ? »

Car, bien entendu, avec lui il est hors de question de prendre l’avion, ce n’est pas un lieu pour la méditation, alors qu’un bateau, de préférence un porte-containers où on est presque seul…

Et c’est ainsi que nous avons navigué quelques pénibles journées de plus plein ouest, jusqu’à accrocher enfin, après l’à-pic des fosses marines, non pas l’île de Lanzarote mais bien celle du Honshu et, une fois débarqués sommes allés nous distraire des nausées autour d’un bœuf de Kobé en bouchées moelleuses cuisinées sur plaque de tôle, assaisonnées de gingembre et de shoyu, dans un des estaminets pour matelots de Yokosuka, l’Atomic Bar. Je me sentais revigoré, oint de saké et d’indulgence : « Eh bien !, comme Hespérides, ce n’est pas mal du tout ! »

Mon maître sourit joliment dans son absence de barbe, attendri par tant d’innocence : « Cher petit, dit-il, loin de moi la prétention saugrenue de te vendre ce bouge, à la vérité fort cosy, je ne le nie pas, pour le jardin où s’arrondissent les belles joues des fruits d’or. Mais dès demain, au bout du train rapide qui descend vers le sud, puis d’un bras de mer et d’un car tintinnabulant où une hôtesse débite sans se lasser des recommandations destinées aux touristes qui de gauche puis de droite, en un mouvement mécaniquement cadencé, photographient les coulées noires de jais du Shikoku, tu verras ces globes faramineux luire enfin, plus gonflés de lumière intérieure que dans les rêveries exotiques de nos vieux Grecs. »

Plus tard. Beaucoup plus tard, hiver sec et grand bleu. Aucune tromperie sur la marchandise. Les milliers de boules de Noël embrasées par le soleil vif ont installé leur féerie au milieu des laves figées, émaillant de leur splendeur les rares creux de terre arable que le volcanisme n’a pas comblés. Dois-je être ébloui ou légèrement déçu cependant que les autres passagers, insoucieux des deux gaïjins inconnus, pépient joyeusement (j’imaginais ces commensaux de la Terre Lointaine plutôt réservés, c’est tout le contraire), se congratulent et enchaînent les clichés en s’esclaffant.

Mon maître m’observe du coin de l’œil : « Tu t’imagines sans doute que je t’ai conduit jusqu’ici pour te faire admirer ce minuscule lopin du monde où cohabitent les forces de la mort, jaillies du sol, et l’insouciance d’un peuple habitué aux coups durs. Comme une sorte de rêve impossible matérialisé. Comme pour te faire toucher du doigt les Hespérides réelles, tout à l’ouest de la planète, mais de l’autre côté…

– Ce n’est pas ça ? dis-je, le but de notre comment dire ? pèlerinage ?

– Bien sûr que si, en un sens, toutefois le plus trivial. Mais l’essentiel n’est-il pas que, ce faisant, nous avons rejoint la seule communauté qui a réussi à atteindre un très haut degré de modernité, une forme de vie matérielle et de pensée très semblables aux nôtres, tout en s’affranchissant presque complètement des préjugés qui nous accablent encore ? En dépassant un à un les méridiens dans un sens que j’appellerai par décision personnelle rétrograde, n’avons-nous pas laissé derrière nous les Religions du Livre, lourdes et omniprésentes chez nous et nos voisins, partout dans le monde occidental, moyen-oriental, oriental, extrême-oriental, sauf dans ce chapelet d’îles insignifiantes, ces territoires exigus qui abritent de façon précaire, en dépit des éruptions, des typhons, du manque d’un sol stable au pied, donc riche en moissons, une nation qui a réalisé la quintessence de notre Occident grec qui avait su domestiquer ses dieux, l’utopie de notre Occident jacobin, qui n’est pas parvenu, malgré de méritoires efforts voici plus de deux siècles, à bannir la croyance mortifère en un Être suprême, quel qu’en puisse être le nom ?

West, ouest Maurice mourier dossier ouest 2025
West sign © CC-BY-SA-2.0/Formulanone/Flickr

Ce ridicule Commandeur des Croyants qui en fin de compte, s’il ne fomente pas toutes les guerres, les entretient prioritairement grâce à l’aplatissement devant une Vérité, par l’effet de cette propension abjecte au respect des puissants et à l’obéissance. La Vérité : autre manière de condamner tout ce qui n’est pas elle, bien que celle qu’on proclame en chevrotements ici ou là soit évidemment éparpillée entre mille nuances contradictoires d’où purulent les sectes, chacune aiguisant ses moroses arguties et ses pouvoirs taillés en dents.

– Mais, hasardai-je, ici aussi des figures de l’intolérance ont cherché à s’imposer, le bouddhisme emprunté à l’Inde pourrie de dieux, via la Chine et la Corée, le christianisme porté par l’Europe et ses marchands de pacotille et d’oracles.

– Tu as raison : cherché, mais tu as tort : jamais réussi.

– Il y a des temples bouddhistes en tout lieu propice, bien des poètes, des sages, même des membres éminents de la société civile se sont faits moines…

– Mais le vieux fond de religion locale est resté majoritaire. Bouddhisme, shinto, autant de cosmétiques, de jeux de société bons pour cérémonies, mariages, crémations, broutilles.

– Vieux fond local, comme vous y allez ! Il s’agit toujours de religion, que je sache !

– Oui, mais seulement au sens vrai du mot qui ne signifie rien d’autre que système de liens, dont toi, comme moi-même, qui sommes animistes de fait, ressentons sans cesse la présence en nous et autour de nous. Un sentiment intime et ténu mais qui possède la substance de ce qu’en science on désigne par le terme d’interaction forte en ce qu’elle soude entre eux les constituants les plus infimes de la matière, par exemple les quarks, interaction d’autant plus collante qu’elle a la particularité d’être élastique, c’est-à-dire d’acquérir d’autant plus de force qu’on essaie de tirer sur les corps qu’elle unit, pour les dissocier, en vain !

Ainsi fonctionne la « religion » nippone qui nous lie à ce qui nous entoure et nous constitue, nous les humains, comme l’ensemble de la réalité vivante, animale ou végétale, voire la substance minérale, en un homme ou une femme, une goutte d’eau, un souffle, un typhon. Des milliards de petites déités, pour mieux dire de diablotins, sont ces éléments.

Omniprésents brimborions de religiosité naturelle qui pulvérisent et ainsi rendent inoffensive l’image grotesque du pacha vautré sur son trône divin d’absolutisme et de vilenie, l’abominable Père Fouettard dont on prétend qu’il est aux cieux à coups de livres sacrés, et qui voit tout, entend tout, permet tout aux affidés de ses sectes rivales et rien aux autres qui ne croient pas en lui mais seulement en la Nature et en la Science.

Religion naturelle qui unit contre Religions artificielles qui transforment leurs adeptes en monstres écumants de méchanceté, quoi qu’ils puissent professer en matière d’amour du prochain et autres mensonges bibliques, coraniques, pathétiques. Quelques génies anciens, Démocrite, Lucrèce, l’avaient compris. L’Occident révolutionnaire de 1791 n’était pas très loin d’avoir commencé à ressusciter cette belle assurance subversive, si antique. Mais ici la chose est comme spontanément réalisée, il suffit de regarder ce pays qui pense avec ses mains, raison pour laquelle son art populaire est le plus brillant du monde ; ce pays qu’il suffit de se retourner pour le percevoir à l’envers comme celui du Soleil Couchant, l’Extrême-Occident ; ce pays terriblement xénophobe, c’est son principal défaut, appuyé sur la conviction diffuse, peu consciente mais si enracinée en lui qu’il ne se rend même plus compte qu’il en est imbu, de son incongruité, de son originalité absolue : être de son temps tout en vivant l’animisme, croyance archaïque, « primitive », ailleurs méprisée, éradiquée par les sachants autoproclamés des Religions criminelles en place ; ce pays aussi improbable que les désespérantes Hespérides qui sait bien, au contact des autres et de leur jugement, qu’il est incompréhensible, qu’il marche sur la tête, qu’il est fou, en somme qu’il se situe véritablement…

– Complètement à l’ouest.

– C’est toi qui l’as dit. »


Dernier ouvrage paru : Zazzo (Phb Éditions, 2025).

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