À l’Ouest du Mur

Je vais vous parler d’un temps que les moins de trente ans n’ont pas connu. Lorsque, avant la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, nous nous rendions à Berlin, il n’y avait nul besoin de préciser qu’on allait dans la partie occidentale. L’autre Berlin, c’est-à-dire le secteur soviétique, existait à peine, si ce n’est dans les romans de John le Carré ou encore sur le pont de Glienicke où s’échangeaient de temps à autre les espions. En plein milieu de l’Europe, deux mondes étrangers se côtoyaient en s’ignorant.


Selon le moyen choisi pour s’y rendre, les puissances qui se partageaient le territoire allemand donnaient du piquant au voyage. Air France, par exemple (c’était avant l’arrivée des vols low cost), nous faisait descendre à Düsseldorf car nous changions d’espace aérien. L’avion était alors soigneusement fouillé, nous de même, et nous remontions trente minutes plus tard, reprenant nos sièges à l’identique. Mais, à l’époque (comme les temps ont changé !), le train était bien moins cher. Nous prenions de préférence le train de nuit vers 20 h à la gare du Nord à Paris, filions au bar-restaurant pour avaler une saucisse et une bière avant de rejoindre nos couchettes (pour six personnes). L’arrivée à Spandau, premier arrêt, nous plongeait d’entrée de jeu dans l’Histoire : c’est dans cette forteresse qu’avait résidé Rudolf Hess (1894-1987), l’un des lieutenants les plus fidèles de Hitler qui aurait – dit-on, disait-il – simulé une fuite en avion en 1941 pour « négocier une paix séparée » avec l’Angleterre – laquelle le mit en prison et le livra aux Alliés à la fin de la guerre. Condamné à la détention à vie lors du procès de Nuremberg, il se suicida à quatre-vingt-treize ans dans sa « confortable » prison (bibliothèque, jardin, etc.) dont il était le seul détenu. En dépit des frais exorbitants de sa détention, les Soviétiques avaient de tout temps refusé de le relâcher. Peu après Spandau, on traversait un immense no man’s land (de fait, des champs minés qui séparaient les deux parties de la ville) sur lequel se détachait au loin le Reichstag, en ruine naturellement.

Nous avions auparavant été dûment contrôlés dans nos compartiments par des uniformes aux visages inexpressifs comme ceux de toutes les polices frontalières, mais, bien sûr, nous les trouvions bien plus effrayants que ceux de l’Ouest. (J’ai appris plus tard d’un policier en poste à la frontière entre les États-Unis et le Canada que l’inexpressivité exige un réel apprentissage, quel que soit le pays.) Le train allait jusqu’à la Gare centrale (Hauptbahnhof) de « Berlin – Capitale de la RDA », mais sans visa pour l’Est, où de toute façon nous n’avions aucune envie d’aller, nous devions descendre à la gare « Bahnhof Zoo ». Là se dévoilait à nos yeux l’OUEST dans toute sa célèbre diversité souvent amplifiée : prostitution, drogue, mendicité, violence urbaine, tandis qu’à 200 m on se retrouvait sur le célèbre et luxueux Kurfürstendamm, le Ku’Damm. Lisez Christopher Isherwood, regardez le film tiré de son livre Farewell to Berlin et vous aurez le légendaire Berlin des années folles sous les yeux, un peu avant que des « irresponsables » aient donné le pouvoir à Hitler. L’autre aspect de Berlin, celui des pauvres et surtout des Ostjuden, ces miséreux qui avaient fui les pogromes, décrits par Alfred Döblin dans Berlin, Alexanderplatz, était situé à l’Est. Finalement, comme à Londres ou à Paris (quoique de moins en moins), c’est à l’est que se regroupent traditionnellement les pauvres.

Berlin Ouest - Dossier à l'Ouest
Kurfürstendamm à partir du carrefour Joachimsthaler Straße (Berlin-Charlottenburg, 1972) © CC-BY-3.0/Willy Pragher/Deutsche Digitale Bibliothek

L’enclave capitaliste berlinoise attirait les curieux pour d’autres raisons : c’était la ville la plus anti-allemande qui fût ! La plus anticonformiste, la plus irrévérencieuse, la plus « sponti » comme on disait alors (lisez à ce propos l’excellente histoire de l’autonomie allemande Feu et flammes, de Geronimo, que Les éditions La Tempête viennent de rééditer). C’était la ville où on échappait au service militaire, où les bourses étaient généreusement distribuées aux étudiants, car l’Allemagne occidentale craignait le dépeuplement de son ancienne – et future – capitale. C’était aussi une ville qui s’était enorgueillie d’avoir eu pour maire un antifasciste, une espèce rare à l’époque. Willy Brandt fut gouverneur (et maire, la fonction était cumulative) de Berlin de 1957 à 1966, avant de devenir chancelier.

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Certes, à Berlin, on était aussi anticommuniste que dans le reste du pays, mais pour d’autres raisons. On était l’OUEST antistalinien, c’est-à-dire pour un socialisme « à visage humain ». Avec un grain de violence anarchiste et de violence tout court. Dans les années 1970-1980, le petit groupe d’« agités du bocal » de la Rote Armee Fraktion s’y constitua, avec à sa tête un beau gosse totalement crétin, Andreas Baader, qui fit perdre la tête à plus d’une fille, dont Ulrike Meinhof, une intellectuelle remarquable. (Baader et Meinhof sont morts depuis longtemps. Ils se sont suicidés dans leur prison de Stammheim, le premier en 1977, la seconde un an auparavant, mais la traque de leurs adeptes persiste encore et, aujourd’hui, la RFA admet avoir mis bien plus d’ardeur à les rechercher qu’à détecter les foyers de néonazis dont on découvre chaque jour l’ampleur…)

Berlin était la ville de tous les possibles, inventant notamment un nouveau mode de vie éloigné du modèle bourgeois traditionnel, un autre « vivre ensemble » grâce à ces spacieux appartements qui avaient échappé aux bombardements et qui s’offraient à qui les voulait, les propriétaires ayant fui pour éviter la proximité avec les Soviétiques qui, sait-on jamais, pouvaient débarquer d’un jour à l’autre. Des « Kommunes » s’y installèrent, de même que des crèches autogérées (Kinderladen) où les enfants, à l’instar des « libres enfants de Summerhill », étaient censés être à l’abri de l’éducation prussienne. On pouvait vivre sans être bien riche dans cette ville dont les produits de consommation étaient subventionnés, l’État ouest-allemand veillant toujours à ce que ce dernier rempart contre le communisme soit bien approvisionné. C’est que, depuis la construction du Mur, le 13 août 1961, les Berlinois de l’Ouest ne pouvaient plus se rendre à l’Est où ils avaient régulièrement dévalisé les magasins des produits bon marché du premier « État des ouvriers et paysans » sur le sol allemand au grand dam de la population de l’Est. Ce fut l’une des raisons, souvent tue quoique non négligeable, de l’érection du Mur, la fuite de la main-d’œuvre restant la principale raison.

Si les deux parties s’ignoraient dans la journée, la guerre froide reprenait la nuit. L’Est et l’Ouest se livraient alors un combat lumineux dans le ciel. Les enseignes publicitaires (Mercedes-Benz, KaDeWe, Siemens, etc.) inondaient l’Est qui, à son tour, de sa puissante tour de télévision ripostait en arrosant l’enclave capitaliste. D’une terrasse du Ku’damm, on ne prêtait guère attention à cette joute au-dessus de nos têtes : on était à l’Ouest. On ne risquait rien. L’Est de toute façon n’existait pas. D’ailleurs, on ne disait pas l’« Est », mais « drüben » (l’autre côté). Ce « drüben » où l’on n’avait qu’à aller si on n’était pas content. Telle était la formule rituelle pour remettre à sa place toute personne qui critiquait l’Ouest.

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