Chroniques d’une humanité en voie de disparition

À quoi bon écrire ? L’abondance des livres publiés à la hâte, depuis que la petite enclave palestinienne de Gaza subit jour après jour une guerre génocidaire, avec à l’horizon, tout comme en Cisjordanie, un nettoyage ethnique, c’est-à-dire le remplacement d’une population par une autre, nous confronte à une évidence douloureuse : l’impuissance des mots à infléchir une politique dictée par les intérêts des marchands d’armes boostées à l’intelligence artificielle. Autrices et auteurs tiennent cependant, qui à témoigner, qui à expliciter, alors que « les ennemis de l’humanité ont rapidement gagné en puissance », comme l’écrivait jadis Elias Canetti dans La conscience des mots.

Rami Abou Jamous | Gaza, Vie. L’histoire d’un père et de son fils. Stock, 196 p., 19,50 €
Malika Berak | Gaza, un corps. Tract poétique. Plan B, 60 p., 10 €
Véronique Bontemps et Stéphanie Latte Abdallah (dir.) | Gaza, une guerre coloniale. Actes Sud, 320 p., 23 €
Jean-Pierre Filiu | Un historien à Gaza. Les Arènes, 204 p., 19 €

Le plus émouvant de ces livres est sans doute le court recueil de poèmes écrits par une ancienne diplomate, Malika Berak, qui fut conseillère culturelle auprès du consulat général de France à Jérusalem. À la différence de l’ambassade, située à Tel Aviv, le consulat général est en charge des rapports avec les territoires palestiniens occupés en 1967, qu’elle a vus comme des paysages « de douces collines plantées d’oliviers frémissants, des amandiers en fleurs immaculées à l’orée du printemps ». Les oliviers ont été arrachés et les fleurs d’amandier piétinées. Malika Berak a aimé ces paysages, et aussi les dunes de Gaza où « tout au long de la grève les oyats balancent leur chevelure ». Mais « un jour ils surgissent de toutes parts lourdement armés », « la tornade de la guerre monte jusqu’au ciel avec la fureur de tout anéantir », « des milliers d’enfants tombent comme des fleurs fauchées ». Un ministre a décrété que les habitants de Gaza étaient des animaux. Malika Berak rend hommage « aux héros silencieux, à ceux dont le cœur bat, aux vivants de la terre, à tous les animaux ». À ceux qui, pour citer encore Canetti, ont résisté et résistent « à notre époque monstrueuse ».

Jean-Pierre Filiu a également été diplomate. C’est avec l’aide de l’ONG Médecins sans frontières qu’il a pu entrer à Gaza dans un convoi de l’ONU, au début de l’hiver 2024, et séjourner un mois dans ce qu’on appelle la « zone humanitaire », alors qu’aucun journaliste, étranger ou israélien, n’est autorisé à le faire et que les journalistes locaux y sont la cible de l’armée israélienne. Gaza, rappelle-t-il, a été, durant des millénaires, « une oasis réputée pour la richesse de sa végétation et la douceur de son climat ». Elle est aujourd’hui une « oasis du désespoir ». Depuis 1967, les ressources hydrauliques de Gaza sont passées sous la coupe d’Israël. La nappe phréatique a été infiltrée par l’eau de mer (Boire la mer à Gaza, écrivait la journaliste Amira Hass) et contaminée par les eaux usées de la Méditerranée. Les infrastructures d’assainissement ont été très largement détruites par l’armée israélienne, et Jean-Pierre Filiu évoque la silhouette aperçue d’une petite fille « qui tète goulûment un bout de tuyau dépassant d’une centrale de désalinisation ».

Rami Abou Jamous, Gaza, vie. L’histoire d’un père et de son fils, Stock, 2025, 196 p., 19,50€ Malika Berak, Gaza, un corps. Tract poétique, Plan B, 2025, 60 p. 10 € Véronique Bontemps, Stéphanie Latte Abdallah (sous la direction de), Gaza, une guerre coloniale, Sindbad Actes Sud, 2025, 320 p., 23€. Jean-Pierre Filiu, Un historien à Gaza, Les Arènes, 2025, 203 p., 19€.
Vue aérienne de Rafah (21 janvier 2025) © CC-BY-SA-4.0/Ashraf Amra – UNRWA/WikiCommons

C’est une des très rares observations personnelles que l’on trouve dans ce livre d’une lecture aisée, teintée parfois de clichés embarrassants, quand l’auteur insiste sur le fait qu’il a « arpenté », de façon sans doute martiale, ce territoire et qu’il évoque ce qu’il y avait vu de « nonchalance orientale ». Certainement pas chez les habitants des camps de réfugiés, ou dans les files de travailleurs massés au check-point pour se rendre en Israël.

Il y rappelle qu’à Gaza aujourd’hui « la mort est partout chez elle », et que cependant, pour tenter de survivre, les Palestiniens font preuve d’une étonnante inventivité, recyclant des panneaux solaires inutilisables et des boîtes vides de corned-beef en réchauds domestiques. Jean-Pierre Filiu met l’accent sur la désintégration de la société à la suite de ce qu’il désigne comme un conflit entre Israël et le Hamas. Il parle des « vautours », ces « milliers de délinquants » évadés des prisons éventrées par les bombardements, des pillages, des gangs, des viols, qui ont conduit le ministère de la Santé à autoriser l’avortement jusqu’au 120e jour de grossesse, ce qu’il souligne avec ironie, tout comme il reproche au Hamas de taxer le tabac.

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Jean-Pierre Filiu a glané beaucoup de ses informations dans la presse, le plus souvent internationale, dans quelques rapports, et peut-être dans des conversations. S’il est historien de profession, ce livre dans lequel il ne cite que très rarement ses sources n’est en aucune façon un travail d’historien. Quand il affirme, par exemple, sans dire d’où il tire cette information, que le chef du Hamas, Yahya Sinwar, tué en août 2024, a déclenché le massacre du 7 octobre 2023 pour obtenir la libération des Palestiniens détenus dans les prison israéliennes, en particulier celle de Marwan Barghouti, membre oppositionnel du Fatah (la faction adverse), il jette un très grave discrédit sur la personne que beaucoup désignent comme le « Mandela palestinien » et qui en prison est victime de fort mauvais traitements.

Jean-Pierre Filiu semble ne pas avoir lu les bons historiens palestiniens (par exemple, Walid Khalidi ou Rashid Khalidi) ni même israéliens (Ilan Pappe ou Tom Segev). Son récit de ce que les Israéliens appellent la guerre d’indépendance et les Palestiniens la Nakba n’en tient aucun compte et reprend les poncifs les plus affligeants. Si l’on est en quête d’une analyse anthropologique et historique rigoureuse et sans concession, mieux vaut se référer aux essais réunis dans Gaza, une guerre coloniale.  

Véronique Bontemps et Stéphanie Latte-Abdallah ont choisi de convoquer des points de vue disciplinaires, géographiques et personnels différents pour répondre au défi de construire un ouvrage portant sur une histoire « en train de se faire », celle d’une guerre qui souffre à la fois de surexposition médiatique et d’invisibilité (Thomas Vescovi). Se situant dans la perspective du droit international et d’un paradigme défendu par de nombreux chercheurs qui ont rompu avec l’exceptionnalisme israélien, les deux anthropologues posent la Nakba de 1948 comme la première étape d’un processus permanent dans tous les territoires de Palestine : une colonisation de peuplement, ou plutôt une colonisation d’expropriation ou d’expulsion, puisque ici peupler c’est remplacer une population par une autre. La guerre contre Gaza marque peut-être l’étape ultime de ce processus au cours duquel on efface une société.

Les temporalités de ce processus sont multiples, variant d’un lieu à l’autre, portant la marque de la continuité, et cependant scandées de ruptures. L’attaque du 7 octobre a été vécue comme une déflagration qui a pris de court jusqu’aux dirigeants du Hamas installés au Qatar. Leila Seurat met en évidence les évolutions internes au sein de la direction politique du Hamas à la suite des révolutions arabes qui ont renforcé le pôle de Gaza « qui peut désormais contester efficacement les décisions imposées par l’extérieur », c’est-à-dire les États voisins et les dirigeants qui s’y trouvent. Ce recentrement conduit à un « renouvellement stratégique profond visant à redonner une place centrale à la lutte armée ». Du côté israélien, le 7 octobre et la guerre ont soudé pour un moment la société autour de son armée, suggérant une forme de coup d’État sans coup d’État. Que se passera-t-il le « jour d’après » (Amélie Ferey) ? Divisés entre plusieurs partis politiques à l’influence restreinte, comment les Palestiniens d’Israël, objets dès le début de la guerre, d’une campagne de répression, vont-ils se déterminer (Antoine Salhat) ? Quel est désormais l’avenir du peuple palestinien et du projet de la création d’un État (Maher Charif) ? Mais y a-t-il encore un avenir alors que la justice internationale ne dispose que du pouvoir de qualifier et que Gaza est en voie de devenir « le tombeau du droit » (Joni Aasi, Johann Soufi) ?

Rami Abou Jamous, Gaza, vie. L’histoire d’un père et de son fils, Stock, 2025, 196 p., 19,50€ Malika Berak, Gaza, un corps. Tract poétique, Plan B, 2025, 60 p. 10 € Véronique Bontemps, Stéphanie Latte Abdallah (sous la direction de), Gaza, une guerre coloniale, Sindbad Actes Sud, 2025, 320 p., 23€. Jean-Pierre Filiu, Un historien à Gaza, Les Arènes, 2025, 203 p., 19€.
« Il y avait des maisons ici » (Jabalia, bande de Gaza, 2009) © CC BY-SA 2.0/ISM Palestine/WikiCommons

« Futuricide », écrit Stéphanie Latte-Abdallah, qui montre comment « les autorités israéliennes entendent préempter le futur des Gazaoui-es par la projection d’une dystopie néolibérale et de technologies coloniales, dans un lieu dévasté et rendu toxique par la guerre ». Urbicide, démocide, génocide, culturicide, telles sont les figures de la mise à mort dans la bande de Gaza. L’urbanisation de Gaza a été « systématiquement détruite dans le cadre de la planification coloniale de l’État d’Israël » et, avec la guerre en cours, s’y ajoutent la destruction de l’habitat et le génocide des familles (Abaher el Sakka). En supplément, tout comme en Cisjordanie, les moyens de subsistance sont systématiquement détruits et l’économie asphyxiée (Taher Lbadi). La vielle ville de Gaza avec son patrimoine religieux, ses centres d’art, ses musées dont celui du palais Qasr-al-Basha construit pendant la période mamelouk (XIIIe siècle), a été détruite. Une génération de plasticiens, de musiciens, d’écrivains, a été effacée. Parmi eux, le poète et professeur de littérature Refaat Alareer, dont le dernier poème, Si je dois mourir, traduit en plus de quarante langues, a été écrit quelques jours avant qu’un raid israélien ne cible sa maison, en décembre 2023 (Marion Slitine).

Dans de telles conditions comment (sur)vivre à Gaza, y trouver des moyens d’habiter, de vivre et de cultiver (Muna Dajani et Omar Jabary Salamanca) ? Comment supporter le spectacle de cette guerre, quand on y assiste devant une télévision à Amman (Christine Jungen), ou quand à Beyrouth on craint que le Liban ne devienne un nouveau Gaza (Erminia Chiara Calabrese) ? Cette guerre met en difficulté l’Égypte qui, en bloquant l’accès des Palestiniens à son territoire, cherche à empêcher que le conflit ne se propage par-delà les frontières et ne s’étende au Sinaï, au risque de mécontenter une grande partie de sa population (Dima Alsajdeya). Une tension analogue est observable entre les dirigeants et la population dans la péninsule Arabique (Fatiha Dazi-Héni).

Le nom du journaliste Rami Abou Jamous apparait dans le livre de Jean-Pierre Filiu et dans celui de Véronique Bontemps et Stéphanie Latte Abdallah. Les articles qu’il envoie régulièrement à Orient XXI depuis Gaza sont une source exceptionnelle d’information. « Je veux, écrit-il, que tout soit documenté, parce que je sais qu’il y a une guerre médiatique et qu’il est fondamental que la voix palestinienne soit entendue, là où celle des Israéliens est omniprésente. » Dans Gaza, Vie, il n’utilise pas le vocabulaire de la résistance pour raconter par le menu comment on s’habitue à des « demi-vies », quand il faut trouver de quoi fabriquer une tente ou un refuge pour s’abriter, ou en voyant des « parents embrassant leurs enfants emballés dans des sacs plastiques » et « des adultes qui consolent de petits amputés ». Il parle d’amour, de son amour pour son fils Walid, qui a deux ans quand la guerre éclate et qu’il veut protéger à tout prix en cherchant à le faire jouer et rire, quelles que soient les circonstances.

Parler de Gaza, écrire sur Gaza, ne fera pas revivre cette très ancienne cité qui est devenue un champ de ruines. Mais écouter avec respect et attention les voix palestiniennes c’est affirmer l’humanité des habitants de la terre de Palestine, alors que les dirigeants israéliens font tout pour les en dépouiller en les privant de tout ce qui rend une vie vivable. Les écouter, c’est aussi restaurer notre propre humanité. Alors oui, il faut continuer à écrire.

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