Marc’O : du lettrisme à l’opéra-rock 

Le 11 juin, est décédé à l’âge de 98 ans l’artiste français Marc’O. Si son nom reste d’abord attaché au lettrisme, ses expérimentations radicales dans le champ du théâtre et du cinéma, au cours des années 1960-1970, méritent au moins autant d’être retenues. Les éditions Allia venaient, au mois d’avril, de lui consacrer deux livres. Ils sauvegardent la mémoire de cette figure importante, mais discrète, de l’art de la seconde moitié du XXe siècle.

Gérard Berréby & Marc’O | L’art d’en sortir. Allia, 240 p., 18 €
Marc’O | Délire de fuite. Allia, 192 p., 12 €

Depuis quarante ans, et la parution en 1985 des Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste – un imposant volume de quelque 650 pages –, les éditions Allia et leur directeur Gérard Bérreby se sont fait une spécialité de l’étude de l’Internationale situationniste (1957-1972), mouvement artistique et politique dont ils ont contribué à montrer l’originalité dans le contexte de la guerre froide, et la richesse des perspectives qu’il ouvrait pour « transformer le monde » et « changer la vie », reprenant le projet surréaliste là où André Breton et ses amis l’avaient laissé. Il y fait même l’objet d’une collection dédiée, intitulée « La nouvelle révolte des artistes : autour de l’Internationale situationniste », qui, bien loin de se limiter à Guy Debord – l’auteur, en 1967, de La société du spectacle, dont le nom s’impose dès qu’on évoque celui du mouvement –, présente aussi et surtout des textes plus rares d’autres de ses protagonistes et s’attache à recueillir leurs témoignages. C’est dans cette collection que paraissent aujourd’hui deux livres de Marc’O : L’art d’en sortir et Délire de fuite. Le premier, un livre d’entretien avec Gérard Berréby ; le second, un roman de jeunesse écrit en 1950 et demeuré jusqu’ici inédit.

Par comparaison avec les autres personnes avec qui Gérard Berréby s’est entretenu : Jean-Michel Mension (La tribu, 1998), Ralph Rumney (Le consul, 1999), Piet de Groof (Le général situationniste, 2007) ou Raoul Vaneigem (Rien n’est fini, tout commence, 2014), Marc’O apparaît d’emblée comme une figure périphérique. Il n’a jamais été membre de l’Internationale situationniste ni de l’Internationale lettriste (1951-1957) qui la précède immédiatement et dont elle provient en grande partie. Il faut remonter plus loin : c’est au sein du mouvement lettriste, fondé à Paris en 1946 par Isidore Isou, que Debord et Marc’O se sont rencontrés. Marc’O, qui souligne plusieurs fois dans l’entretien n’avoir jamais été membre du lettrisme, mais seulement compagnon de route, a croisé Isou dans les cafés de Saint-Germain-des-Prés à la fin des années 1940 ou au début des années 1950. C’est lui qui, en 1950, organise au Tabou – une cave de jazz sise au 33 de la rue Dauphine, à Paris – une série de récitals de poésie lettriste, cette poésie faite de lettres et non de mots créée par Isou : un seul finalement aura lieu, le Tabou entretemps ayant été fermé sur décision de police.

C’est lui encore qui, l’année suivante, en 1951, produit, grâce à l’argent qu’il a obtenu de Robert Mitterrand – frère de François et père de Frédéric –, le film d’Isou Traité de bave et d’éternité. La légende rapporte que c’est lors de la première projection de celui-ci, à Cannes, qu’un jeune homme se lève dans la salle et adhère au mouvement lettriste : il s’agit de Guy Debord. Une fois le bac en proche, ce dernier rejoint ses nouveaux amis dans la capitale. Marc’O lui trouve une chambre et c’est l’époque où, pendant un an, les deux hommes se fréquentent assidûment. En 1952, Marc’O est l’éditeur de l’unique numéro de la revue Ion, qui rassemble les textes du groupe lettriste sur le cinéma, dont la première manifestation de Debord : la première version du scénario de son film Hurlements en faveurs de Sade.

Gérard Berréby & Marc’O, L’art d’en sortir, Allia, 240 p., 18€

Marc’O, Délire de fuite
Marc’O (2015) © CC-BY-SA-4.0/Perif /WikiCommons

Écrit dans un style précipité et incisif, avec quelque chose qui pourrait rappeler la Beat Generation, Délire de fuite constitue un témoignage du plus haut intérêt sur le milieu où s’est développé le lettrisme, le Saint-Germain-des-Prés de l’après-guerre et ceux qu’on désigne alors comme les « existentialistes ». Commencé comme un journal en 1948, puis réécrit en 1950 sous forme de roman autobiographique, c’est le roman autobiographique d’une génération : celle qui a grandi pendant l’Occupation. Dans une société où tout se défaisait, où il arrivait que les enfants fussent séparés de leurs parents, emprisonnés ou déportés, et qu’ils dussent se débrouiller, où les bandits pouvaient être des héros et les héros des bandits, cette génération a fait l’expérience d’une vie autre. Elle a surtout rêvé d’un autre monde. Combien a-t-elle été déçue lorsqu’au lendemain de la guerre tout est rentré dans l’ordre, tout est redevenu comme avant, comme si de rien n’était ! Si le plus grand nombre obtempéra, d’autres refusèrent de s’y résigner. Leur rejet des valeurs bourgeoises se traduira par le choix d’une vie à la marge, d’une vie d’errance, de bar en bar, à boire, à danser et à faire l’amour librement. Non sans que guette toutefois l’ennui, le désespoir, le vertige du néant. En ce sens, Délire de fuite est également un roman d’apprentissage : il raconte la prise de conscience, grâce à la rencontre d’Isou, que Marc’O désigne alors comme « le plus grand homme du siècle », qu’il faut sortir de ce vertige pour en faire le ferment d’un soulèvement, d’une création.

Tous les mercredis, notre newsletter vous informe de l’actualité en littérature, en arts et en sciences humaines.

Quitte même à rompre pour cela avec Isou : avant que Debord ne s’éloigne de celui-ci en lançant l’Internationale lettriste, et comme lui pour un motif politique, Marc’O, dès le printemps 1952, prend ses distances à l’égard du fondateur du lettrisme. Par-delà l’évocation de son compagnonnage avec le lettrisme, L’art d’en sortir est surtout l’occasion, dès lors, de (re)découvrir la suite de son parcours. Tandis que les recherches de Debord s’orienteront vers un projet de dépassement de l’art qui conduira l’Internationale situationniste à ressembler de plus en plus à un groupuscule politique, Marc’O reste quant à lui dans la veine d’un art politique où domine l’influence de Brecht, dont il a découvert le travail au Berliner Ensemble au début des années 1950.

Dans les années 1960, il s’entoure d’une jeune génération d’acteurs parmi lesquels on retiendra les noms de Bulle Ogier, Pierre Clémenti ou Jean-Pierre Kalfon, pour expérimenter avec eux un théâtre qu’on pourrait qualifier de situation, cocréé avec ces acteurs et avec les spectateurs. Rien ne subsiste aujourd’hui des pièces de cette période, dont Marc’O a toujours refusé de publier les textes parce qu’elles n’avaient précisément de sens qu’en situation. Rien ou presque : leurs titres – Les Playgirls, Les Bargasses, Les Idoles –, des photos et autres documents ainsi que des témoignages, que rassemble ici Gérard Berréby. Les Idoles, satire pré-punk du monde du show-business, font en quelque sorte exception : elles connaîtront une adaptation au cinéma réalisée par Marc’O lui-même en 1967. Mais il s’agit justement d’une adaptation, c’est-à-dire que c’est autre chose. Il en ira de même, plus tard, de l’opéra-rock Flashes Rouges, avec Catherine Ringer, réflexion sur le terrorisme sur laquelle se termine l’entretien : créé à la scène en 1979, il sera ensuite enregistré et réinterprété en vidéo par le biais de ce qu’on appelait alors les « Nouvelles Images ». Au cinéma comme au théâtre, Marc’O s’est toujours efforcé de trouver un langage hors des conventions où plus rien ne se communique. Car c’est bien là que se situe à ses yeux l’essentiel : l’œuvre n’est que dans la relation de communication entre un destinateur et le destinataire, telle que le destinataire en devienne aussi un destinateur. Pour Marc’O, toute création est cocréation.

Ainsi conçue, sur le moment et pour le moment, l’œuvre de Marc’O risquait, une fois ce moment passé, de s’effacer peu à peu des mémoires et de disparaître de l’histoire. Cette double publication permet d’en sauvegarder des traces.