Au grand air avec Carpenter

Des jours et des rêves propose une sélection ample tirée des notes autobiographiques d’Edward Carpenter (1844-1929), figure libertaire et écologiste avant l’heure injustement tombée dans l’oubli. Cette édition dirigée par Cy Lecerf Maulpoix offre une traversée de l’œuvre du penseur à la fois vivifiante dans sa présentation et sa traduction.

Edward Carpenter | Des jours et des rêves. Édition et traduction par Cy Lecerf Maulpoix. Le Pommier, 328 p., 25 €

Il y a toujours une grande joie à redécouvrir des écrivains oubliés, surtout quand ils ont une pensée et un style aussi puissants que ceux d’Edward Carpenter. Né en 1844 à Brighton, Carpenter, qui, après s’être destiné à une carrière ecclésiastique et universitaire, embrassa une vie de maraîcher marquée par une spiritualité tournée vers la nature, développa une forme novatrice de socialisme libertaire ainsi que l’une des première pensées politiques de l’homosexualité.

L’ouvrage dont est tirée cette édition, My Days and Dreams, paru en 1916, était déjà un ensemble de notes et de remarques qui n’avaient aucunement l’ambition de proposer une autobiographie au sens strict du terme et encore moins des mémoires. Cy Lecerf Maulpoix opère un tri dans ces notes et les ré-agence selon une série de thématiques qui donnent à lire la pluralité de la pensée de Carpenter. Il ne s’agit pourtant pas d’une anthologie mais bien d’une proposition d’édition, certes incomplète, mais qui tend à épouser la linéarité et l’évolution de la vie de l’auteur. Ce travail peut rappeler le livre de Christophe Brun (Élisée Reclus. Les grands textes, Flammarion, 2014) qui proposait du géographe anarchiste une série d’extraits agencés selon une structure hybride biographico-thématique, que l’éditeur présentait comme ce que « l’on nommait au XVIIIe siècle un esprit, une distillation de l’ensemble des écrits » de son auteur.  C’est ainsi un « esprit » d’Edward Carpenter que nous propose Cy Lecerf Maulpoix.

Edward Carpenter (1905)
Edward Carpenter (1905) © CC0/WikiCommons

L’introduction de quarante pages présente succinctement la figure de Carpenter et surtout l’insère dans les luttes et les courants de pensée du XIXe siècle. Carpenter côtoie ainsi Walt Whitman, Élisée Reclus, Emma Goldman ou encore des lecteurs postérieurs, Gandhi par exemple. Il apparaît ainsi au fil de la présentation comme une référence souterraine constante dans une constellation de figures que l’on pourrait qualifier a posteriori d’écosocialistes. Ce panorama intellectuel et militant prend bien sûr en compte les réserves et angles morts inévitables à toute figure du XIXe siècle. Comme nombre de ses contemporains, Carpenter était empreint d’un primitivisme vis-à-vis des peuples colonisés teinté d’orientalisme sans pour autant remettre fondamentalement en cause l’ordre colonial. Comme Walt Whitman, sa représentation de l’homosexualité – et plus généralement ce que nous pourrions appeler son « humanisme », au sens où son œuvre porte un idéal humain qui sous-tend sa pensée et ses luttes – est colorée d’un virilisme diffus. On peut cependant regretter que ces réserves, si elles sont requises par la probité intellectuelle de l’éditeur, soient teintées dans leur formulation d’un certain moralisme.

La lecture de Carpenter est une réelle école de vitalité. Il y a une profonde jouissance à parcourir ces pages où la tonalité de l’écrivain, admirablement rendue par le traducteur, est celle de la conversation amicale. Le livre, pour le dire d’une formule galvaudée, se lit tout seul. Non seulement cela, mais la pensée même de Carpenter est à l’image de son style. Surtout, et cela est finalement assez rare, elle est pleinement incarnée. On retrouve ici le grand plaisir qu’il y a à lire les anarchistes du XIXe siècle. En cela, Carpenter est le digne confrère d’Élisée Reclus, Piotr Kropotkine ou Emma Goldman. Il est tout aussi touchant de lire en creux à travers le témoignage de Carpenter l’histoire du mouvement ouvrier. Le penseur-maraîcher déambule dans Paris au lendemain de la répression de la Commune, alors que les impacts de balles sont encore visibles sur les murs, ou bien il se rend, toujours à Paris, en juillet 1889, à la création de la IIe Internationale où il croise entre autres Paul Lafargue et Eleanor Marx. Les réflexions de Carpenter, qu’il parvient à transcrire dans leur immédiateté, rendent l’ambiance de ce congrès : « abstraction faite des détails, le vote en faveur d’un temps légal de travail journalier de huit heures était intéressant. Il semble montrer que, dans l’ensemble, ils avaient l’intention, lorsqu’ils arriveraient au pouvoir, d’administrer les industries d’une manière systématique en se préoccupant avant tout de la santé et du bien-être des travailleurs. Quant à savoir si, le moment venu, ils réaliseraient ce programme au regard de la mécanique des institutions et de la bureaucratie, c’est une question qui doit être laissée à l’appréciation du temps ».

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On trouve aussi de très belles pages sur le plan littéraire, sans parler des quelques poèmes de Carpenter que Cy Lecerf Maulpoix glisse entre les chapitres, par exemple ce passage où, à l’issue du congrès, plusieurs militants vont au Père-Lachaise se recueillir devant les tombes des Fédérés : « Là, dans un endroit reculé du cimetière, où la fantastique foule prosaïque des pierres tombales bourgeoises se termine, dans un petit coin sauvage à l’angle d’un mur, sous le gazon ordinaire, sans aucune pierre pour marquer l’endroit, reposent ensemble les corps de quelque trois mille personnes qui, ici, en battant en retraite, se sont tenues à distance et on été abattues […] Nous avons monté quelques marches sur le talus derrière et voilà Paris, toujours vibrant de vie, de joie et de lutte qui s’étendait sous nos yeux en contrebas ».

Bien sûr, Carpenter n’échappe pas à la pensée de son temps, et sa description de l’Orient, par exemple, reste empreinte d’un certain schématisme de surplomb propre au colon. Il faut cependant noter que, contrairement à bien des récits coloniaux, la démarche de Carpenter est suffisamment nourrie d’une sincère curiosité pour que ce contact avec the East soit fécond et contribue à inquiéter sa pensée. Carpenter livre ainsi une description des différentes spiritualités de l’Inde et se montre capable de percevoir des différences internes au bouddhisme, comme celle entre le courant méridional, encore nimbé d’hindouisme, et la veine himalayenne, plus autonome. Il est d’ailleurs intéressant de lire sous la plume d’un Européen du XIXe siècle des observations sur la pratique du yoga, aujourd’hui si mutilée par son absorption par la modernité capitaliste quoique à ce titre la mention par Carpenter des inévitables charlatans demeure d’actualité. Le yoga, étymologiquement, c’est le joug qui maintient ensemble l’être : « Je me rends compte de plus en plus que la vraie ligne de conduite est celle qui combine et harmonise le corps et l’âme, l’extérieur et l’intérieur ». C’est cette union qui fournit finalement la clef de la pensée de Carpenter, une pensée tout entière animée par « le sens de l’espace et de la liberté dans le ciel, la vitalité et l’amplitude de la terre ».