Reclus en liberté

Assisterait-on à un engouement autour d’Élisée Reclus ? Oui, et peut-être dans les deux sens de ce terme : une passion soudaine et vivace ; l’obstruction d’un conduit – ici, plutôt, des tuyaux de l’édition. Qu’importe l’accumulation des parutions, toutefois, quand elles arrivent de manière opportune. Deux d’entre elles le montrent bien.


Isabelle Louviot et Georges Peignard, Élisée Reclus. Penser l’humain et la Terre. Le Tripode, 176 p., 23 €

Élisée Reclus, Libre nature. Héros-Limite, 272 p., 16 €


Élisée Reclus : un homme sur lequel on n’a décidément de cesse de revenir. Que ce soit pour ressasser quelques textes désormais fameux, pour en exhumer de plus obscurs ou pour faire une nouvelle fois le récit de son parcours, les livres ayant son nom sur leur couverture foisonnent. Les raisons ? Les éditions Le Tripode nous en donnent certaines sous la forme d’une affiche, pliée en quatre puis rangée entre la couverture et la première page d’un ouvrage récent. Sur l’envers, les yeux clairs, le front haut et la barbe fournie de celui qui est né en 1830 dans le sud-ouest de la France et mort en 1905 en Belgique ; qui a participé à la Commune de Paris et à la formation du mouvement communiste-libertaire ; qui a écrit des dizaines de milliers de pages géographiques ; qui, enfin, a vécu deux exils sans jamais céder d’un pouce sur ses convictions. Sur le revers, des vignettes dessinées rappellent les qualités du géographe : anarchiste, pédagogue, poète, végétarien, naturiste… Autant d’aspects d’une personnalité forte, qui a pris part aux événements politiques et scientifiques de son temps avec un formidable enthousiasme, avant d’être oublié durant plusieurs décennies. Un oubli aujourd’hui comblé.

Libre nature et Penser l’humain et la Terre : Reclus en liberté

Le visage décrit plus haut prend toute la couverture d’Élisée Reclus. Penser l’humain et la Terre. C’est l’œuvre de Georges Peignard, dont les illustrations précises, d’une sobriété bienvenue, encadrent les courts chapitres consacrés à la vie de Reclus, écrits par Isabelle Louviot. Encore un ouvrage biographique, serait-on tenté d’écrire ! Un risque dont l’autrice a conscience : « Le foisonnement est réjouissant, commente-t-elle au seuil du livre, à l’image de cet homme hors du commun. Pourtant, il manque quelque chose de simple, d’accessible à tous, à ceux qui ne le connaissent pas, ou peu. Un portrait sensible, une porte ouvrant sur la vie et l’œuvre d’un être lumineux. » Que l’on songe aux efforts de Reclus lui-même pour rendre lisibles les sciences pour lesquelles il s’est passionné – Histoire d’un ruisseau et Histoire d’une montagne ont été publiés dans une collection s’intitulant « Bibliothèque d’éducation et d’instruction » – et le risque paraît soudain surmonté.

À ce titre, on pense à la belle collection « Les précurseur·ses de la décroissance » aux éditions Le Passager clandestin où, de même, un choix de textes suit la solide présentation biographique d’un penseur ou d’une penseuse dont les mots fournissent les outils d’une écologie politique dès lors mieux informée. Le choix des textes qui figurent dans la deuxième partie d’Élisée Reclus. Penser l’humain et la Terre traduit le même désir d’élargir le nombre de lecteurs et de lectrices potentiel·le.s : les extraits concernent les animaux, l’amour, la nudité, le vote – ou plutôt, son refus – et laissent une place, enfin, à des pans plus personnels, délaissés dans la lecture de la correspondance du géographe. Ainsi, par exemple, cette lettre de 1900 : « La véritable histoire intime, c’est que j’aime bien mes bons amis et vis avec eux en pensée dans un idéal de justice et de volonté. »

Libre nature et Penser l’humain et la Terre : Reclus en liberté

Élisée Reclus par l’Atelier Nadar (1900) © Gallica/BnF

Il y a bien des manières de diffuser une pensée, des principes. En usant des images, du récit, de courts morceaux choisis, oui, mais aussi en persévérant dans une joyeuse entreprise de réédition, dont l’ordre et le rythme dépendent de quelques passionné·es. C’est ce à quoi s’attelle le géographe Alexandre Chollier au sein des éditions Héros-Limite depuis la parution en 2012 de L’homme des bois, un recueil comprenant des textes d’Élisée Reclus et de son frère aîné, Élie. L’ont suivi des anthologies portant sur la politique (Écrits sociaux, 2012), un massif montagneux (Les Alpes, 2015), la cartographie (Écrits cartographiques, 2016), la pédagogie (La joie d’apprendre, 2018) et, désormais, la nature – ou plutôt, pour conserver la belle expression qui donne son titre à ce dernier ouvrage, « la libre nature ». Disposés de manière chronologique, depuis les guides touristiques pour lesquels Reclus officiait jusqu’à sa dernière grande trilogie, L’Homme et la Terre, les extraits choisis répondent à la trame de l’ouvrage, identifiée ainsi par Alexandre Chollier : « [faire] coïncider l’idée de liberté humaine et celles des lois terrestres » et, alors, « [faire] œuvre de géographe ».

Car oui, les relations qu’entretiennent les sociétés humaines avec le monde dans lequel elles vivent, agissent, habitent, c’est bien là l’objet de la géographie. Et, si l’on ajoute en guise de variables la recherche par toutes et tous de la liberté, mais aussi la contrainte opposée à cette même recherche par quelques puissants, on arrive à cerner les contours d’une géographie politique, à laquelle Reclus n’était pas étranger. Pour lui, c’était dans l’harmonie et l’accord, mots qui reviennent souvent sous sa plume, que résidait l’une des clés de l’émancipation humaine. Pour cela, deux choses : se battre, propager ces idées toujours neuves de liberté, de solidarité et d’égalité ; apprendre et connaître le fonctionnement de la terre, puis l’enseigner pour qu’il soit connu de toutes et de tous.

C’est ce deuxième aspect qui, principalement, occupe les pages de Libre nature. Si des textes désormais bien connus, sur le végétarisme et le sentiment de la nature, sont là aussi repris, une large place est faite au premier et moins connu des trois cycles de Reclus, intitulé La Terre, dont les deux tomes ont paru à la fin des années 1860. Son avant-propos, rappelle Alexandre Chollier, « tient à la fois du témoignage et du programme ». Citons les premiers mots : « Le livre qui paraît aujourd’hui, je l’ai commencé il y a bientôt quinze années, non dans le silence du cabinet, mais dans la libre nature. C’était en Irlande, au sommet d’un tertre qui commande les rapides du Shannon […]. Étendu sur l’herbe, […] je jouissais doucement de cette immense vie des choses qui se manifestait par le jeu de la lumière et des ombres ».

Libre nature et Penser l’humain et la Terre : Reclus en liberté

À la lecture des textes rassemblés, on comprend aisément pourquoi Reclus attire tant une nouvelle génération de lecteurs et de lectrices. Si ses observations dépendent de l’époque qui était la sienne – une période où la géologie était naissante et où les théories de Darwin n’avaient pas dix ans –, nombre d’entre elles résonnent avec les phénomènes climatiques et géographiques actuels. Ce que l’on résume grossièrement par le mot d’Anthropocène était en germe dans les réflexions du géographe : « L’homme se rend compte maintenant de l’influence que son travail a exercée sur les climats, soit pour les améliorer, soit pour les aggraver, et le mal qu’il a fait, il peut le défaire », écrivait-il, plus optimiste qu’on n’est en droit de l’être aujourd’hui. Ou encore, ailleurs : « Une nouvelle couche géologique, le sol humain, est venue s’ajouter aux couches antiques déposées sur la terre par la lente élaboration des eaux. » On pourrait multiplier les exemples, étonnants pour qui les découvre, d’une clairvoyance rassurante et comme chaleureuse à qui les retrouve.

Ces deux parutions témoignent d’une même lecture de l’œuvre et de la vie d’Élisée Reclus, une lecture résolument actuelle, en résonance avec nos préoccupations, pour cette simple raison que le géographe était attentif aux enjeux de son temps, même aux plus discrets ; des enjeux qui sont aussi pour beaucoup les nôtres. Il est bon alors que Reclus fasse l’objet de tant d’attention, car les idées qui furent les siennes, qui sont encore celles de quelques-un·e.s aujourd’hui, on les aimerait non seulement imprimées, mais aussi placardées dans les rues, écrites à la bombe sur les murs et, disons-le, mises en œuvre, enfin. Si le souhait paraît bien illusoire dès lors qu’on se lave les yeux, lisons pour reprendre courage ces mots écrits par Reclus à son ami Nadar en 1871, après que les monarchistes ont conquis le parlement et la Prusse gagné la guerre : « Puisque tout est perdu, recommençons la vie à nouveaux frais, faisons comme si, en sortant d’un sommeil de cent mille ans, nous apercevions que tout est à conquérir : patrie, liberté, dignité, honneur. Après notre immense repos, nous nous mettrions résolument à l’ouvrage. » Il ne le savait pas alors, mais la Commune de Paris approchait.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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