Il y a 230 ans, la Marseillaise devenait l’hymne national de la République naissante. La même année, la Convention votait la création du Conservatoire de musique, l’actuel Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. En quelques mois se dessinaient ainsi des rapports complexes mais durables entre le pouvoir républicain et les pratiques musicales en France. Les Archives nationales exposent un ensemble foisonnant de documents et d’objets datant de 1789 à 1938, que la lecture du catalogue met remarquablement en perspective.
« Changer l’homme, et pas seulement les lois. » C’est à cette ambition que se confronte la Révolution française lorsqu’elle rompt avec l’Ancien Régime pour faire advenir un monde nouveau. Elle ne se contente pas de bouleverser les institutions politiques, elle redéfinit en profondeur les rapports au savoir, à la sensibilité, au collectif ; elle donne ainsi corps aux idéaux des Lumières. L’exposition « Musique et République » s’inscrit dans cette perspective large, en interrogeant les liens multiples entre pratiques musicales et idéaux républicains, de 1789 au Front populaire. Accompagnée d’un riche catalogue, elle rappelle que la musique n’est pas qu’un art d’agrément et qu’elle constitue un fait politique, social et culturel, traversé par les tensions de son temps.
Si la question n’est pas nouvelle, en particulier pour la période révolutionnaire ou la IIIe République – on pense par exemple aux remarquables ouvrages de Jann Pasler –, l’exposition a le mérite de la reprendre sur le temps long, en rassemblant une centaine de documents – partitions, objets, affiches… – qui permettent de lire les grandes mutations de l’histoire républicaine à travers le prisme de la musique. Des chansons patriotiques de la Convention à la politique musicale du Front populaire, en passant par la création du Conservatoire de Paris ou l’essor des sociétés orphéoniques, le parcours souligne la manière dont la République compose son espace symbolique et collectif.
Mais surtout, en proposant une synthèse bienvenue sur le sujet, Musique et République invite à réfléchir à la manière dont la musique, loin d’être un simple reflet de la société, participe activement à son élaboration : elle instruit, elle rassemble, elle crée du lien. À travers la polyphonie, le chœur, la fête ou le rituel, elle galvanise et participe à l’éducation du peuple. Cette dimension, affirmée sous la Révolution, demeurera l’un des ressorts constants des régimes républicains, qui, sous des formes et des usages variés, continueront de mobiliser la musique comme outil de cohésion, de pédagogie et de représentation collective jusque dans les premières décennies du XXe siècle.
En trois sections à peu près chronologiques, le parcours va de la Révolution et de la manière dont la musique sert d’outil de fabrication du sentiment national à l’invention d’une république sociale avec le Front populaire qui entend dépasser, y compris dans son usage de la musique, l’héritage révolutionnaire. Malgré l’instabilité des régimes au XIXe siècle, l’exposition montre comment, par la musique – ses pratiques, ses institutions, la manière dont on l’enseigne –, la République se consolide progressivement et s’adapte pour s’imposer un peu plus d’un siècle plus tard.

Alors qu’ils doivent réformer en profondeur l’appareil d’État après la destitution de Louis XVI le 10 août 1792, les républicains font face aux forces monarchistes européennes, qui menacent Paris et le régime. Dans ce contexte, les chansons constituent l’un des outils les plus efficaces de propagation d’un sentiment patriotique. Contrairement aux discours ou aux textes imprimés, la chanson est orale, collective et immédiate. Elle se transmet de bouche à oreille, dans l’intérieur des foyers mais surtout dans la rue, sur les places publiques, au sein de la troupe. Elle passe autant par la raison à travers les paroles qu’à travers le corps et les émotions. Enfin, elle permet à chacun de n’être plus seulement spectateur mais de prendre part à plus grand que soi. Sans se limiter à la description d’une pratique populaire, Charles-Éloi Vial montre comment cette pratique s’institutionnalise à travers l’édition de partitions et de recueils, mais aussi, à travers les fêtes républicaines, comment les pouvoirs publics se saisissent de ce médium.
Les célébrations républicaines sont justement au cœur de l’article passionnant d’Adrián Almoguera, qui s’intéresse à la façon dont la musique façonne des espaces nouveaux dans le Paris révolutionnaire. Dans une société qui prône l’égalité, la disposition frontale du théâtre royal n’a plus de sens ; on lui préfère des espaces ouverts, permettant d’accueillir des foules importantes, dans des dispositifs qui n’auraient rien à envier aux shows pharaoniques des stades de football. Les grandes représentations du culte républicain posent de nouveaux problèmes : climatiques (rappelons-nous les averses mémorables de la cérémonie d’investiture de François Hollande ou de la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques de 2024), acoustiques (qui entraînent un formidable développement des instruments à vent), ou encore visuels (on n’avait pas encore inventé l’écran géant). Au-delà des installations éphémères, les archives recèlent de véritables trésors d’inventivité architecturale, qui seront malheureusement abandonnés sous le Directoire.
Avec l’ambition de faire de chaque individu un sujet pensant et libre, les idéologues de la Révolution imaginent de nouvelles institutions pour les instruire. La loi sur l’école publique, gratuite et obligatoire est adoptée en décembre 1793, la même année où naît l’Institut national de musique afin de former « les artistes nécessaires à l’exécution des fêtes nationales ». Deux ans plus tard, sa fusion avec l’École royale de chant fonde un système toujours en vigueur : le Conservatoire de musique et son réseau de succursales en province. Rémy Campos défend l’idée d’une institution qui traverse imperturbablement les changements de régime et maintient un lien ininterrompu avec l’idéal républicain, tandis qu’Émeline Rotolo prolonge cette réflexion à travers l’étude de la création de ses succursales et la mise en place d’une politique de maillage progressif du territoire. Elle montre avec brio comment ces écoles composent avec dynamiques locales, volonté politique du gouvernement, et contrôle par le Conservatoire national, qui cherche à normaliser et homogénéiser l’enseignement à l’échelle nationale. Dans une tension entre égalitarisme et élitisme, naît alors un système fondé sur le concours, qui marque encore aujourd’hui le monde musical classique.
L’installation durable d’une majorité républicaine à la Chambre en 1877 s’accompagne de mesures fortes pour affermir le régime : en 1879, la Marseillaise redevient l’hymne national, Jules Ferry fait voter les lois sur l’école en 1881-1882 et en 1889, les célébrations du centenaire de la Révolution ravivent le sentiment républicain à travers fêtes populaires, commandes d’État et renouveau historiographique. Dans « Défendre des idées », les auteurs explorent donc comment la musique sert à consolider la IIIe République et à tourner la page d’un XIXe siècle marqué par l’instabilité des régimes politiques. Loin de freiner cette dynamique, la Grande Guerre l’amplifie et la transforme. À partir d’archives peu connues, Sophie Lévy montre comment le monde musical fait corps dans le conflit et se mobilise : exaltation patriotique, attitudes anti-germaniques (Wagner est banni des programmes) et rituels de deuil se mêlent dans un vaste effort de cohésion nationale.

L’exposition se clôt sur l’action du Front populaire, dont Mathias Auclair identifie quatre axes de politique publique : une politique active de commande, afin de lutter contre le chômage des artistes, l’intensification du soutien aux pratiques amateures et orphéoniques, la diffusion massive par la radio et la création d’un opéra national. Si l’auteur en tire un bilan mitigé – rappelons que le Front populaire ne dure que deux ans –, on peut observer tout de même que ces initiatives ont marqué durablement les politiques culturelles du deuxième XXe siècle. On en trouve des traces récentes, jusque dans l’apprentissage – parfois traumatisant ! – de la flûte à bec à l’école, probable héritier de la « Guilde française des faiseurs et joueurs de pipeau », née dans le sillage de l’éducation populaire des années 1930.
Si les auteurs passent rapidement sur les révolutions du XIXe siècle, l’exposition et son catalogue n’en demeurent pas moins un efficace moyen d’entrer dans cette longue histoire assez mal connue. La place accordée aux femmes – dont l’incroyable Augusta Holmès – l’inscrit dans une historiographie résolument contemporaine. On pourra toutefois regretter l’absence d’article de fond sur le positionnement de la République face aux musiques religieuses et aux pratiques liturgiques : fermeture des maîtrises, substitution de répertoires liturgiques par de grandes cantates laïques par exemple. De même, la question des colonies aurait mérité d’être traitée, ce qui aurait permis d’ouvrir un champ de recherches encore peu exploré, qui devra attendre, avec impatience, le prochain livre de Jann Pasler et la prometteuse thèse de Francine Lajournade-Bosc sur la musique dans le contexte des relations franco-cambodgiennes (1863-1954).
En puisant dans les archives, « Musique et République » nous raconte une histoire bien vivante. Une histoire qui continue de se jouer, chaque jour, dans les conservatoires, les cérémonies officielles au son de la Marseillaise, les harmonies municipales – notamment dans les anciens bassins ouvriers –, et jusque dans l’apprentissage de la musique à l’école. Elle rappelle que la République s’est aussi écrite et transmise en chansons, en fanfares, en concerts. Mais elle rappelle surtout combien des institutions publiques fortes sont précieuses : elles seules permettent de s’inscrire dans la durée. À l’heure où le monde culturel se fissure face au désengagement des pouvoirs publics, les mots de Condorcet résonnent d’autant plus clair : « les institutions politiques et l’instruction publique peuvent seules perfectionner l’homme et rendre la liberté durable ».