La matrice totalitaire de 1984

On croyait que tout avait été dit sur 1984, et l’adjectif « orwellien » est passé dans le langage courant au même titre que « kafkaïen ». Mais Jean-Jacques Rosat vient, par un livre magistral, d’en renouveler l’interprétation, en exposant les principes du système décrit par Orwell, et en approfondissant le concept qu’on croyait dépassé de totalitarisme, qui reprend ainsi toute sa pertinence et son actualité.

Jean-Jacques Rosat | L’esprit du totalitarisme. George Orwell et 1984 face au XXIe siècle. Hors d’atteinte, 416 p., 23 €

Les lecteurs d’En attendant Nadeau ont déjà pu lire les analyses de Jean-Jacques Rosat sur Orwell, dont il est l’un des meilleurs spécialistes et à qui il a consacré de nombreux essais. Avec ce livre, il propose une lecture originale, en insistant, bien plus que d’autres lecteurs, qui cherchaient surtout à analyser 1984 dans son contexte biographique et historique, sur la systématicité du projet de société décrit par le roman, et en n’hésitant pas à en dégager toute une philosophie.

Le totalitarisme semble un concept obsolète quand il s’agit de caractériser aujourd’hui des régimes qu’on préfère appeler dictatoriaux, autocratiques ou plus mollement encore illibéraux ou non démocratiques, comme si la démocratie était devenue mondiale, avec quelques petites exceptions. Giovanni Gentile et Mussolini avaient déjà énoncé en 1932 les principes d’un État totalitaire. Dans Les origines du totalitarisme (1951), Arendt avait, sur la base d’une histoire de la montée du nazisme et du stalinisme, fixé quelques traits communs : sentiment de déréliction des masses, instrumentalisation de l’idéologie, culte du chef, volontarisme, racialisme, système de terreur et désignation d’un ennemi objectif. Des auteurs comme Voegelin, Hayek et Berlin tracèrent les origines plus lointaines du totalitarisme. Mais les historiens pointèrent surtout les différences entre les régimes fasciste, nazi et stalinien, et les multiples contingences de l’histoire qui rendaient difficile d’appliquer la notion de totalitarisme à un ensemble d’événements souvent contingents.

Cette notion a surtout servi de repoussoir. Le 1984 d’Orwell, paru en 1949, fut surtout considéré comme une sorte de science-fiction brillante, mais peu pertinente pour l’histoire ou l’analyse politique (la politologue Judith Shklar demandait : « La théorie politique doit-elle se soucier de 1984 ? » Mais selon Rosat, Orwell innove en voyant dans le totalitarisme le produit d’une dynamique historique, inventive dans ses formes et devenue mondiale. Son roman, loin d’être une sorte de sous-produit de l’histoire du vingtième siècle, peut être lu comme une matrice d’analyse pour le totalitarisme, ni concentré d’expériences historiques, ni idéal-type, ni anticipation au sens de Wells, mais un peu de tout cela. Rosat propose de considérer 1984 comme une expérience de pensée à la manière dont il y en a en physique, où sur la base de conditions initiales on formule des contrefactuels du type : « que se passerait-il si… ? ».

« Fuir le dôme » © CC-BY-2.0/yumikrum/WikiCommons

Rosat commence par montrer combien Orwell s’est documenté sur les régimes fasciste, nazi, et stalinien avant de s’atteler à sa fiction réaliste. Il discute aussi longuement l’importance du roman de Zamiatine Nous (1920) et du Meilleur des mondes de Huxley (1932) mais montre qu’Orwell a bien plus qu’eux un souci de réalisme. Les innovations technologiques de ces romans nous semblent aussi démodées que les empires jacobsiens du Secret de l’espadon et de L’énigme de l’Atlantide, même si Elon Musk à notre époque a renouvelé la mode intergalactique, qu’on avait un peu oubliée depuis Barbarella et Pierre Cardin. Le décor est celui d’une Londres fantôme dans les années 1945-1948, dans une ambiance d’après-guerre, mais où le monde s’est stabilisé.

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Le système d’Océania, tel que le membre du Parti O’Brien le révèle au personnage principal Winston, repose sur trois principes : (1) Que voulons-nous ? Le pouvoir et rien d’autre ; (2) Qui sommes-nous ? Les prêtres du pouvoir ; (3) Quel pouvoir voulons-nous ? Le pouvoir sur les esprits. Ces principes, souligne Rosat, ne sont pas doctrinaux mais pratiques. Ils ne forment pas la base d’une idéologie, et sont en cela très différents de ceux sur lesquels s’appuient les totalitarismes du vingtième siècle. Nulle trace de doctrine raciale, de nationalisme, ni de théorie de la domination d’un peuple d’hommes supérieurs sur les autres. Le système décrit est purement fonctionnel, on dirait presque autarcique. Les oligarques qui gèrent le régime collectiviste de 1984 ne sont ni des managers ni des bureaucrates, contrairement à ce que prédisait en 1941 James Burnham dans The Managerial Revolution. Ils n’ont aucun but externe au monde social mis en place, aucun souci de promouvoir le bien de l’humanité ou de servir l’histoire. Ils ne se veulent pas au service d’une classe, ils ne cherchent pas le progrès, ni ne prétendent établir l’égalité. Ils n’adhèrent pas à une conception déterministe de l’histoire dont le stade final serait la victoire du communisme. La seule loi qui règne dans leur univers est la contingence. Ils sont donc tout sauf socialistes, et en cela ils n’ont rien à voir avec les idéologies fasciste, national-socialiste ou stalinienne. Ils ont en commun avec celles-ci le culte de la volonté, mais c’est une volonté dirigée vers un seul but, le pouvoir, un pouvoir qui n’a d’autre but que lui-même. Ils sont des prêtres, mais sans religion ni idéal.

Cette quête de l’absolu du pouvoir ne vise pas le bonheur ou la liberté, et elle n’a pas pour objectif de proposer aux populations d’Océania une sorte d’échange entre le bonheur et le renoncement à la liberté, comme l’ont suggéré toutes les lectures de 1984 qui y ont vu une reprise de la légende du Grand Inquisiteur des Frères Karamazov. Rosat se distancie ici très clairement : il ne s’agit pas pour les oligarques de porter le mal sur leurs épaules ou de justifier la Terreur au bénéfice de l’humanité. Pas plus qu’il n’y a, comme chez Hobbes, dans la quête du pouvoir et la sortie de l’État de nature un calcul rationnel prenant la forme d’un contrat qui confierait au Léviathan notre liberté contre la sécurité. Le monde d’Océania n’est pas un monde fondé sur la rationalité. Il ne vise pas un principe, fût-ce celui d’un Führer, il n’a pas de « petit père des peuples », mais un Big Brother omniprésent. Il n’y a que des règles, mais c’est le Parti qui les fixe, et elles peuvent varier, tout comme l’idéologie. Sur ce point, comme le note Rosat, Orwell s’oppose à Arendt qui voit dans le totalitarisme la logique d’une idée qui contraint la réalité. Au contraire, le monde d’Océania est essentiellement illogique. Les analyses de Rosat sont ici particulièrement pertinentes, quand il expose le projet de contrôle des pensées des maîtres du monde de 1984. Leur objectif n’est pas de rationaliser ni de mécaniser, mais au contraire d’introduire l’irrationalité, en promulguant le principe de la « double pensée » : croire toujours à la fois une chose et son contraire (« la liberté c’est l’esclavage », « l’ignorance c’est la force »), en violant sans cesse le principe de contradiction, et se duper sans cesse soi-même en essayant d’avoir le contrôle sur la réalité par la pensée seule. C’est pourquoi, alors qu’O’Brien lui enjoint de croire que 2 et 2 font 5, Winston cherche, en vain, à s’en tenir à sa maxime de survie : « La liberté c’est la liberté de dire que 2 et 2 font 4 ».

Célia Izoard, Philippe Jaworski : « 1984 » face à ses traducteurs
Statue de George Orwell à Londres (2018) © CC/Ben Sutherland

Ici Orwell est bien plus lucide que les penseurs qui, comme Adorno, Horkheimer et Foucault, ont assimilé fascisme et nazisme, mais aussi toutes les formes de totalitarisme à des formes de rationalisation et de dictature de la raison. Le monde de 1984 n’est pas celui de la raison, mais celui d’une folie contrôlée et d’un « solipsisme collectif ». Le pouvoir qu’il essaie d’administrer n’est pas, comme Foucault l’a soutenu au sujet des institutions carcérales et de discipline, un gouvernement des corps mais un gouvernement des pensées, d’autant plus efficace qu’il apprend aux Océaniens à rejeter toute notion de vérité objective. N’est vrai que ce que le parti a décidé de considérer (momentanément) comme tel. La lecture de Rosat, qui forge pour décrire la position d’Orwell la notion de « libéralisme de la vérité », est également aux antipodes de celle des penseurs post-postmodernes comme Richard Rorty, qui ont eu le culot de prétendre que le problème d’Orwell n’était pas celui de la vérité, mais celui de la cruauté, alors qu’une de ses leçons les plus constantes est qu’il faut respecter le vrai et la « décence commune » qui sont des piliers de la démocratie [1]. Avec l’axiome du pouvoir pour le pouvoir, de la volonté pure, Orwell faisait peut-être allusion à la Wille zur Mach nietzschéenne, et il réagissait par avance, sans les avoir connus, aux grands nietzschéens français.

Le totalitarisme selon 1984 est donc un concept bien plus abstrait et pur (au sens où l’on parle d’un corps « pur » en chimie) que celui décrit par les historiens et les politistes. Orwell emprunte aux mécanismes totalitaires déjà décrits à son époque, comme l’usage de la novlangue, analysée par Viktor Klemperer dans LTI à propos du nazisme, et le principe de la double pensée aurait pu ici être rapproché de la « pensée captive » dont parlait Milosz au sujet des « logocraties populaires » (Gallimard, 1953). Mais Rosat montre que la distance relative entre le monde de 1984 et celui des totalitarismes du vingtième siècle ne rend pas le diagnostic d’Orwell inopérant. Au contraire, il anticipe la seconde génération des régimes totalitaires, celle de la Russie de Poutine et de la Chine de Xi Jinping, dont nombre de dispositifs s’écartent des formes historiques du fascisme et du stalinisme, même s’ils le rappellent en partie (la Corée de Kim-Jong Un et le projet de Califat de Daech étant plutôt des rémanences, un peu comme Le monde perdu de Conan Doyle). Mieux encore, soutient Rosat, les dispositifs de 1984 anticipent non seulement ceux de la présidence Trump, mais aussi ceux du cybermonde qui les porte : fake news, administration de l’ignorance et du bullshit, dérégulation totale des médias au nom de la liberté d’expression masquant l’autoritarisme pur et simple (voir le discours de J. D. Vance à Munich en février 2025), pratique systématique (dont Trump n’a pas l’exclusivité) de détournement du sens des mots (« antisémitisme », « génocide », et tous les termes avec le suffixe « phobie »), revenant à contrôler les pensées, système tentaculaire mais décentré de surveillance permanente via internet et les réseaux. Nous aurions pourtant tort de nous gausser de l’univers trumpiste et du monde de l’IA toute-puissante, car c’est, à bien des égards, le nôtre.

Le totalitarisme n’est pas une chose du passé, mais il est peut-être encore plus une chose du futur que ne l’imaginait Orwell. On a parlé d’utopie, avec référence obligée à Thomas More. Mais Rosat a raison de résister à la déclaration du traducteur Philippe Jaworski qui soutient que le lecteur d’Orwell n’apprendra rien aux lecteurs d’Arendt et de Foucault et qui réduit 1984 à un « pamphlet et une satire ». C’est bien une satire, dit Rosat, mais une « satire réaliste ». Il faut ajouter qu’une satire n’est pas simplement une fiction plus ou moins drôle et moqueuse, mais qu’elle peut, comme toute œuvre littéraire bien comprise, apporter une connaissance. Il me semble ici que le vrai modèle d’Orwell, si l’on veut parler de roman philosophique et d’expérience de pensée, est le Gulliver de Swift, auquel il a consacré un long essai, « Politics and literature » (1946), que Rosat aurait pu mentionner ici. Orwell y dit, au sujet des Houyhnhnms : « Ils ont atteint le degré le plus haut d’organisation totalitaire, au point qu’il n’est plus utile d’utiliser une police ». Il décrit Swift comme un « anarchiste tory » et un « misanthrope réactionnaire » – donc aux antipodes de ses propres positions –, et son ironie, à la différence de celle d’Orwell, est ambiguë, masquant difficilement une colère froide. Mais Swift aurait parfaitement pu s’accorder avec l’auteur de 1984 qui disait qu’un livre ne peut pas être bon quand il exprime une vision manifestement fausse de la vie.


[1] Richard Rorty, Contingence, ironie et solidarité, Armand Colin, 1993. Contra, voir James Conant, Orwell ou le pouvoir de la vérité, Agone, 2000.

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