Sociologie de terrain ou voyage organisé ?

« Un livre de plus sur les banlieues ? », questionne la quatrième de couverture de Grands ensemble, qui affirme au contraire que cette « enquête patiente » vise à renverser les clichés. Les deux auteurs, les sociologues Fabien Truong et Gérôme Truc, y affichent un objectif salutaire : contrer « l’opinion préétablie » qui pollue le regard porté par la société française sur les habitants des « banlieues », ces grands ensembles construits durant les trente glorieuses en lisière des villes. Censée se placer « au plus près des personnes et des faits », il n’est pas sûr que la démonstration soit parfaitement convaincante.

Fabien Truong et Gérôme Truc | Grands ensemble. Violence, solidarité et ressentiment dans les quartiers populaires. La Découverte, coll. « L’envers des faits », 374 p., 22 €

Le titre de cet ouvrage constitue un jeu de mots. L’expression grands ensembles désigne les quartiers de logements construits d’une seule pièce, sortis du sol entre les décennies 1950 et 1980 pour abriter des populations laborieuses qui, à l’époque, ne connaissent ni chômage ni pauvreté. Les auteurs retirent un pluriel au deuxième de ces mots : grands ensemble pour parler de leurs habitants, de leurs capacités à surmonter les difficultés pour grandir, pour se grandir. Plutôt que d’entonner un énième couplet défaitiste sur des « banlieues exclues » du reste de la société, ils montrent que ces lieux sont très intégrés à leur environnement et qu’ils sont profondément influencés par la mondialisation : vagues migratoires diverses, travail précaire au profit de multinationales ou de plateformes uberisées, trajets harassants entre le domicile et le lieu d’emplois changeants ou multiples. Sans omettre les trafics de stupéfiants ou les influences délétères du djihadisme salafiste, également structurés à une échelle mondiale. Délinquante ou non, cette mondialisation enserre les populations dans les difficultés, au gré d’une tyrannie des flux judicieusement décrite par le quatrième chapitre.

Fabien Truong et Gérôme Truc montrent ainsi que le quotidien des habitants de ces « banlieues » est tiraillé entre les dominations exercées par l’extérieur et les ressources, mais aussi les assujettissements imposés par la vie interne. Pour décrypter la dialectique entre le dedans du local et le dehors du monde, ils ont, durant dix années, arpenté la Grande Borne et Grigny 2, deux grands ensembles situés à Grigny, une commune du département de l’Essonne en périphérie sud de l’agglomération parisienne. Marquées par la pauvreté, issues de diverses histoires migratoires, confrontées à la précarité et au racisme émanant du dehors, aux violences, assujettissements et protections encombrantes sécrétées par le dedans, les personnes rencontrées ne se dévoilent que lorsque la confiance est solidement établie. Devenus familiers, ces hommes et ces femmes ne sont donc pas hâtivement catalogués comme des victimes ou comme un danger potentiel, puisqu’il s’agit, sans pathos encombrant ni hostilité suspecte, de montrer leurs joies, leurs « galères », leurs craintes.

Lancé par hasard, ce qui s’annonce comme un travail ponctuel est percuté par les tueries du 13 novembre 2015 : salle de spectacle du Bataclan, Stade de France, terrasses de cafés du Xe et du XIe arrondissement. Ces événements tragiques réactivent ceux qui se sont déroulés en janvier de la même année, où des journalistes du périodique Charlie Hebdo, des membres des forces de l’ordre et des clients de la supérette Hyper Cacher de la porte de Vincennes ont aussi été victimes de la barbarie. Le tueur de l’Hyper Cacher, Amédy Coulibaly, a grandi à Grigny. Son acte est donc particulièrement ressenti par la population locale. De cet électrochoc, naît l’association Ensemble Citoyens dont les fondateurs décident de se poster sur le parvis de la gare du RER D pour inviter les passants à écrire ce qu’ils ressentent sur des paper boards mis à leur disposition. Initialement mobilisés pour analyser ces « actes d’écriture », les deux auteurs vont s’immerger dans le quotidien des Grignois afin de percer la complexité des interactions entre dedans et dehors et, comme ils le disent eux-mêmes, « dénouer des fils entremêlés ». C’est l’objet de la première partie du livre, sobrement mais pertinemment intitulée « Attentats ».

Pour dénouer ces fils, le propos fait la part belle à des extraits d’entretiens de bonne longueur, en lieu et place des verbatims tronqués que beaucoup d’ouvrages équivalents présentent à leurs lecteurs. Ici, la parole est généreusement retranscrite, de même que les attitudes, les hésitations ou les situations auxquelles les auteurs ont été confrontés. C’est le cas d’une altercation relatée page 216, qui se déroule sur le parvis de la gare du RER en juillet 2024, entre un homme et une femme qui semblent tous deux sous l’emprise de drogue ou d’alcool. Après une description minutieuse, les deux auteurs avancent en guise d’interprétation : « Cette scène d’une dizaine de minutes condense la banalisation de la violence structurelle, liée aux flux, aux trafics et au genre… »     

Fabien Truong, Gérôme Truc | Grands ensemble. Violence, solidarité et ressentiment dans les quartiers populaires
Quartier de la Grande Borne © CC-BY-SA-3.0/Nioux/WikiCommons

Quels rapports entre cette scène, décrite en détail, et ce que les auteurs appellent une « banalisation de la violence structurelle » ? Quels rapports entre cette scène et les « flux », les « trafics », le « genre » ? Pourquoi cette femme, qui « a la peau noire », porte un jean taille basse et un crop top rose, subtilise-t-elle la casquette d’un homme nerveux, visiblement drogué et qui fait la manche ? Le connaît-elle ? Lui reproche-t-elle quelque chose ? Ont-ils un différend sentimental ? Sont-ils en conflit pour la consommation ou la vente de produits stupéfiants ? Au contraire, l’hostilité de cette femme est-elle sans lien direct avec celui qu’elle agresse ? Ces questions restent sans réponses et la conclusion amusée d’un vendeur de cigarettes à la sauvette, qui assiste également à la scène, ne permettra pas d’en savoir davantage : « Bah, la folle, c’est juste une camée ».

On l’aura compris à partir de cet exemple, l’analyse proposée par l’ouvrage n’est pas toujours en phase avec des observations qui, quant à elles, sont rigoureusement exposées. La prudence des auteurs s’explique certainement par leur volonté de ne pas « stigmatiser » les habitants de Grigny 2 et de la Grande Borne, régulièrement maltraités par les médias, alors qu’ils ont peu à peu tissé des relations empathiques avec certains d’entre eux. Perce en outre le souci de ne pas alimenter la thèse des banlieues vues comme des « zones de non-droit », diffusée par nombre d’observateurs, généralement situés à droite de l’échiquier politique.

De tels scrupules, peut-être louables dans l’absolu, présentent l’inconvénient d’enserrer l’analyse dans des limites trop étroites. Ironiquement, ils enferment les deux auteurs dans un travers que ces derniers reprochent aux observateurs trop pressés : valider une thèse a priori au lieu d’exposer des situations complexes, qui prennent en compte l’ensemble des détails, y compris ceux qui risquent de mettre à mal des certitudes préétablies. Malgré l’abondance des matériaux de terrain, ces scrupules empêchent les auteurs de déployer pleinement leurs raisonnements, en les incitant à se réfugier dans des généralités au lieu d’assumer une analyse concrète des situations concrètes qu’ils ont eu à observer.

Moins risqué, car plus éloigné des personnes interrogées, c’est donc le dehors qui est privilégié dans les explications. De ce fait, l’accent est mis plus volontiers sur des causes générales lorsqu’il s’agit d’expliquer la précarité, la pauvreté, le mépris : faibles qualifications, échec scolaire, handicap des origines auprès de certains employeurs. Ces difficultés – très réelles – contraignent beaucoup de Grignois à se débattre dans la « galère » pour assurer leur subsistance : intérim, commerce indépendant, auto-entreprenariat. Sans compter la « débrouille » et le « bizness », souvent aux limites de la légalité. Certains blocages internes, s’ils sont finement décrits, sont moins mobilisés dans les explications. C’est par exemple le cas des « marchands de sommeil », multi-propriétaires sans scrupules, qui louent des appartements à la découpe, principalement à Grigny 2 où le parc est majoritairement privé. Certains d’entre eux bâtissent des fortunes, conduisant à la suroccupation d’un nombre non négligeable d’appartements en voie de délabrement. Le maire de Grigny estime ainsi (2019) que 1 000 logements sont sur-occupés à Grigny 2, ce qui correspond selon lui à un surcroît démographique de 2 000 habitants. Fort heureusement, les marchands de sommeil sont progressivement mis hors d’état de nuire. L’établissement public foncier d’Île-de-France préempte les logements mis à la vente à Grigny 2, dans l’objectif de tarir leur activité. Cette opération de longue haleine mobilise d’importants moyens publics et elle engage plusieurs services de l’État et des collectivités territoriales. Entrant moins facilement dans des explications de type généraliste, seules quelques lignes lui sont consacrées.

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Même constat en ce qui concerne les violences, quotidiennes dans les deux quartiers, qui débouchent parfois sur un événement extrême : un assassinat, relaté dans un passage saisissant titré « La mort au coin de la rue ». Ce second exemple est typique des facilités auxquelles sacrifient les auteurs. La description clinique du meurtre de deux jeunes gens, tués d’une balle dans la tête en octobre 2017, fait apparaître le passé délinquant des deux victimes et de leur meurtrier, ainsi que des mobiles vraisemblablement liés au trafic de drogue et à des vendettas en chaine où l’honneur peut conduire à tuer une connaissance, voire un ami. Dans cette affaire tragique, ce sont donc bien les normes du dedans qui dictent les conduites les plus extrêmes. Ce que Foued nomme avec fureur « les codes du quartiers » interdit aux populations spectatrices d’entraver la liberté d’action des « petites frappes », ce qui les conduit à cautionner leurs antécédents délictueux. Le « code » interdit également de recourir aux forces de l’ordre pour leur désigner un individu violent ou solliciter leur protection. Étrangement, la parole de Foued ne fait l’objet d’aucune analyse, alors que cet homme est considéré en début d’ouvrage comme un allié privilégié dans le travail de terrain.

Fabien Truong, Gérôme Truc | Grands ensemble. Violence, solidarité et ressentiment dans les quartiers populaires
Quartier de la Grande Borne (Grigny) © CC-BY-4.0/Chabe01/WikiCommons

Pourquoi négliger un apport aussi déterminant ? Car il semble que Fabien Truong et Gérôme Truc ressentent le besoin de tempérer l’analyse que leurs observations exigeraient au profit d’un développement plus facile à manier, où les explications générales reviendront au devant du récit. Dans les deux sous-chapitres suivants, titrés « Raids policiers et couleur de peau » et « Ce que la police défait », le propos se centre donc sur les forces de l’ordre, comme si un équilibre devait être maintenu. On y apprend que la police de Grigny procède par raids ponctuels et inefficaces contre le trafic de drogue, qu’elle pratique des contrôles au faciès et qu’elle use fréquemment de la garde à vue, parfois de manière arbitraire. De telles pratiques affaiblissent la croyance en l’existence d’un droit commun et en l’impartialité des règlements. Il semble en conséquence logique aux auteurs que de tels manquements génèrent « chez les jeunes un sentiment de persécution ». Les faits décrits au fil de ces pages sont avérés et leur portée peut être dramatique, conduisant notamment au décès du frère de Soraya durant une interpellation qui tourne mal, alors que les forces de l’ordre tentent de l’empêcher de voler une moto. Si elles sont contestables, de telles pratiques ne sauraient faire oublier l’ambiance délétère que les « codes du quartier » dénoncés par Foued imposent aux habitants. Pourquoi ne pas pousser l’analyse dans cette direction et ne pas interpréter les excès de l’action policière à l’aune de ce contexte si particulier ?       

Pourtant, entre les lignes et presque malgré eux, les auteurs font voir une réalité particulièrement crue, en particulier dans le chapitre 5, « Violences et dépendances ». Les gradations y sont patiemment décrites, qui muent des rapports de familiarité, voire d’amitié, en des liens d’assujettissement dans lesquels certains sont amenés à s’affranchir des règles pour « aider » et respecter l’implacable logique du don/contre-don. Ce chapitre montre avec acuité les facteurs locaux et endogènes, de nature horizontale, qui brutalisent nombre des relations que les Grignois construisent entre eux. La brutalité passe par le trafic de stupéfiants ou, comme on l’a vu, par les marchands de sommeil. Elle prospère également sur l’affirmation d’un virilisme triomphant, ainsi que l’exprime sans fard un rappeur de la Grande Borne en 2016 : « Grigny, la Grande Borne. Une bite sur l’épaule. Trois cadavres au sol… Face à l’horreur, nous sommes des tueurs. Général de guerre, casquette à l’envers… Tu gazes, on te monte en l’air, pour des billets tout verts. Je suis un braqueur, fuck le procureur ! » Ostentatoire dans l’espace public, le virilisme sévit aussi dans l’intimité des foyers. De nombreuses femmes subissent des violences masculines, décrites avec précision dans le chapitre 6. Bien qu’elles soient prises en compte, les racines culturelles de ces relations d’assujettissement ne sont ni explicitées ni analysées. Si c’était le cas, elles rejetteraient au second plan les explications générales qui tournent plus volontiers autour de l’économie libérale, de l’État, de la police.

Ne quittant pas la boussole de ces explications générales, qui semblent servir d’amortisseur pour éviter une confrontation trop brutale avec les faits, les deux auteurs privilégient le dehors dans leurs analyses, répugnant à exploiter jusqu’au bout les richesses du dedans, offertes par la ténacité d’un travail de terrain qui, hormis quelques biais mineurs, reste exemplaire. Le lecteur en ressort avec un sentiment d’inachevé, pas persuadé que l’immersion promise aura finalement été réalisée : un voyage trop organisé pour être vraiment profitable ?