Leurs mots à eux de Rachel Shalita nous transporte en Israël dans les premières années de la création de l’État ; les conditions de vie sont rudes et la pauvreté assaille les survivants du grand massacre européen. La famille de Tzipi, la narratrice, a quant à elle choisi d’émigrer juste avant la catastrophe, et la date de naissance de l’enfant, tout comme d’ailleurs celle de l’autrice, est quasi concomitante de celle du nouvel État.
Famille réduite au minimum : le couple parental, venu de Pologne par conviction sioniste (en tout cas pour le père), et l’enfant, la narratrice, dont la langue épouse de façon mimétique l’univers spirituel des parents, tout droit transporté d’Europe et encore tout imprégné de ses valeurs. Cependant, une coupure radicale symbolise à la fois l’émigration et le traumatisme de l’anéantissement, celle d’avec la langue, le yiddish, réservé aux échanges entre les adultes et dont l’enfant est délibérément exclue, comme tenue à l’écart à la fois du passé familial et de la transmission de l’histoire collective. La langue diasporique est un stigmate presque à l’égal des numéros tatoués sur de nombreux avant-bras vus par l’enfant, elle « déborde » dans de multiples situations, mais il faut l’oublier pour endosser une nouvelle identité en hébreu, sans les intonations et sans les accents de « l’Exil » (galuth), avec lequel on doit rompre en tentant de survivre ailleurs.
Les logements sociaux de Tel Aviv, neufs et fonctionnels mais relégués loin du centre, dans des régions de friches où l’on entend les chacals la nuit, sont peuplés de ces survivants dont l’enfant narratrice, éveillée et curieuse malgré la bulle de protection édifiée par ses parents, note presque impitoyablement la fragilité psychologique, aux limites de l’effondrement. Tels par exemple le professeur de chant et la dame de cantine, dépassés par l’indiscipline des jeunes sabras, ou les voisins de l’immeuble, fous de musique mais incapables de sortir pour aller au concert et dont une pièce entière est occupée par des stocks de provisions, en cas de nécessaire survie.
La petite Tzipi remarque d’ailleurs que presque personne parmi les parents d’élèves n’est dénué de bizarrerie ; ses parents, en tout premier lieu, sont un véritable condensé de l’esprit anachronique de la vieille Europe, mélange de haute culture, de snobisme intellectuel, de provincialisme mêlé à un idéalisme pionnier et à une sobriété quasi ascétique. La mère est névrosée, hantée par la culpabilité et la nostalgie, on sent qu’elle souffre d’un manque de réalisation intellectuelle malgré ses dons remarquables. Il y a en elle une véritable dureté dont l’explication viendra progressivement au fil du récit, à mesure aussi que l’enfant grandit et est capable d’appréhender plus objectivement la réalité environnante.
Un silence mortifère plane autour de l’évocation d’une jeune sœur de la mère, Feyguelè, morte pendant la guerre et dont Tzipi (traduction en hébreu de Feyguelè, « petit oiseau ») semble dans une certaine mesure occuper la place. Un trou, un signifiant vide associé là encore à la langue yiddish, langue des morts et de la disparition, dont la fillette sent instinctivement l’omniprésence à travers toutes les réactions maternelles. Le père pourrait faire davantage contrepoids, avec son idéal d’engagement éclairé dans la nouvelle société, et souvent les moments de relâche dans la tension qui habite le récit sont dus à la complicité bienveillante entre le père et la fille, arcboutés contre l’insatisfaction et la frustration maternelles ; mais la symbiose mère-fille semble l’emporter, le livre commence et s’achève sur la proximité charnelle entre la mère mourante et la fille devenue adulte, ayant appris le yiddish pour enfin déchiffrer l’énigme familiale et celle du passé diasporique refoulé.

C’est la voix de la mère qui semble en effet orienter la rétrospection au présent de narration des souvenirs d’enfance, hantée par l’absence et le secret, dont la langue yiddish se fait le réceptacle et l’emblème aux yeux de l’enfant, interdite de transmission et de dialogue avec son ascendance. Le livre alors se fait quête, assez proche de celles qu’on a pu lire sous la plume des héritiers américains de l’émigration et de la Shoah, comme Daniel Mendelsohn ou Jonathan Safran Foer. Mais, au lieu de voyages initiatiques sur les lieux de l’anéantissement, c’est sur place, dans l’engluement épaissi du temps ordinaire, que se déroule une quête qui se confond avec le parcours de vie de l’enfance à l’âge adulte, de la méconnaissance à l’apprentissage d’une langue, la seule qui permette de briser la non-transmission du passé. Si le livre de Rachel Shalita nous bouleverse, c’est par cette lente maturation d’un questionnement indicible, sans réponse du vivant des parents, et qui ne trouvera sa résolution que dans une lettre déchiffrée par-delà l’abîme des morts successives : celles des proches, mais aussi celles de tous ceux qui sont morts « entre les mots » d’une langue dont l’enfant connait les lettres mais pas la signification, et dont la jeune femme décrète finalement que c’est sa langue maternelle. Tous ces jalons d’une douleur insituable semblent alors indispensables à la connaissance d’une vérité qui a l’arbitraire de la vie et la nécessité de l’Histoire, et qui ultimement vient donner sens au récit d’enfance et d’acculturation, dans son caractère mineur, erratique, discontinu.
À hauteur d’enfant, tout semble tourner autour de cette langue, le yiddish, la langue secrète, la langue de l’amour des parents, la langue de la mort de Feyguelè. « Leur langue à eux » est celle qui unit les parents lorsqu’ils oublient leur réalité présente, leur mission de construire le nouvel État, la langue nouvelle qu’ils partagent avec leur enfant, et pour laquelle ils écrivent un manuel d’apprentissage calqué – illustrations en moins – sur celui de leur jeunesse en yiddish, leur idéal volontariste projeté vers l’avenir… pour s’échapper dans un monde qui n’existe plus que par leurs mots, la saveur de ces mots et leur imaginaire, accentuel et évocatoire. Le yiddish est la langue des jugements de valeur venus d’Europe, censés témoigner d’une culture plus raffinée, d’un univers plus policé, mais où règnent en réalité l’esprit de clocher et toutes sortes d’injonctions et de hiérarchies au sens propre « déplacées » : ne pas marcher pieds nus, ne pas se comporter comme des « paysans », ne pas fréquenter de « voyous », ne pas pleurer ni se plaindre…
En fait, c’est aussi aux yeux de l’enfant la langue d’une certaine inadaptation, un handicap finalement : comme ne pas savoir nager, avoir peur de tout, en particulier des maladies, des « infections », des « furoncles », des « allergies », et même de la « maladie mentale ». Au bout du compte, c’est une sorte d’excentricité réservée aux adultes, comme aimer par-dessus tout la musique ou le théâtre, porter des vêtements trop chauds ou des animaux morts en fourrure… Un manuel de survie à la Sholem-Aleykhem, directement importé du shtetl et des temps de discrimination, qui procède par extrapolations et équivalences : ainsi, l’hébreu, selon le père, ne devrait pas faire de place à l’arabe, et il ne faut pas non plus s’approcher de « leurs » maisons. De même, le polonais est proscrit, associé à la violence et à la persécution légale de l’avant-guerre. Comme le dit le père, « le shtetl est partout. Il faut juste savoir ne pas en faire partie ». Négociation instable et cependant ordinaire avec le déracinement et la perte, malgré l’idéal sioniste.
L’art du récit chez Rachel Shalita est essentiellement dialogique, il inclut des idiomes multiples qui s’entrechoquent sans douceur, parfois avec humour, mais toujours sur fond de violence sociale et d’instabilité culturelle. Il est transmis par la mimicry enfantine, discours stylisé et nécessairement clivé : entre l’ici et l’ailleurs, le présent et le passé, la voix de l’enfant et l’univers mental des adultes ; gangue d’énoncés souvent stéréotypés, lestés du passé européen et de la poursuite silencieuse du traumatisme, mais revêtus d’une toute-puissance quasi sacrale aux yeux de leur fille unique, héritière récalcitrante de ce phrasé désuet et des lieux communs rabâchés du shtetl. Comme chez un J. D. Salinger, un Sholem-Aleykhem, un Isaac Babel, le discours enfantin est un artefact, ciselé et balancé entre mimétisme de la langue des adultes et naïve spontanéité de l’enregistrement enfantin.
Certes, le yiddish est « un monde de chagrin et de perte » dont les parents tentent vainement de protéger leur fille, mais il est aussi pour l’enfant vive et douée d’une bonne oreille musicale la voie de la fantaisie et de l’imaginaire. En témoigne sa familiarité intime avec une langue qui est aussi un réservoir de sons et d’images, un « lexique de famille » à moitié inventé et revivifié par les néologismes créés par les parents. Le père et la mère rivalisent d’inventivité linguistique en jouant des sonorités, des mots-valises, de « l’idiome de la tribu », avec la même fantaisie burlesque que chez une Natalia Ginzburg. Il faut saluer l’art largement mimétique lui aussi de la traduction, sur la ligne de crête étroite entre yiddish et hébreu, jouant de leur parenté et de leur différence, comme chez Kafka entre yiddish et allemand. Gilles Rozier, fin connaisseur des deux langues et lui-même écrivain, joue artistiquement de cette intimité et de cet écart entre les mots, les langues, les imaginaires, comme une constante transfusion de valeur et d’énergie symboliques.
Car le yiddish, telle une puissance occulte et magique, semble pouvoir imprégner l’hébreu et le transformer de l’intérieur, dans la singularité du discours littéraire mais aussi en transparence de la réalité israélienne, possédée par ses doubles et ses avant-mondes. De là une certaine théâtralité dans l’évocation de la réalité sociale, une imperceptible distance avec le réel, comme un mince désaccord entre les mots et les choses, qui finit par devenir, chez le personnage de la mère, un clivage douloureux entre passé et présent, une impossibilité à surmonter le trauma de la perte et du ressentiment. Le yiddish est la langue que l’on refoule à l’intérieur, mais qui est le crible par lequel « chaque mot prononcé en hébreu est d’abord passé ».
Très tôt cependant, l’enfant découvre que le yiddish n’est pas seulement cette « langue tapageuse et rageuse qui se cogne contre les murs », la langue des enfants morts sur les photos sépia et dans la boîte aux secrets maternelle, langue de ceux qui sont shuldik (coupables) de ne pas avoir sauvé les proches, et que la mère exhale sous forme de cris de fureur et de désespoir, jusqu’à la suffocation et la crise d’asthme. Langue qui isole l’enfant moins parce qu’elle ne la comprend pas que parce qu’elle ne la « partage » pas. À mesure de ses interactions croissantes avec l’environnement, elle réalise que, lorsqu’il est transmis entre parents et enfants, le yiddish peut être « doux et délicat », qu’il peut couler comme « du lait chaud qui réchauffe la gorge » et que si elle ne comprend pas les mots, elle connait l’essentiel : « la mélodie, la sensation, l’intonation ». Ce qu’enfant elle appréhendait confusément, quand ce qu’elle voulait c’était être dans la langue des parents comme lorsqu’elle logeait de force son petit corps dans leur étreinte nocturne, elle l’apprend finalement au terme de son parcours, lorsque sa mère s’éteint et qu’elle ose enfin défaire l’interdit : « apprendre les noms », franchir les frontières du temps et de l’espace. En apparence, c’est simple : il suffit de prendre l’avion pour Vilna, la ville maternelle, ville rêvée du retour impossible, celle où Feyguelè n’est pas Tzipi, où le yiddish et l’hébreu ne sortent pas l’un à la place de l’autre, où l’amour de jeunesse de la mère s’appelle Motkè et est le plus élégant sur la photo de classe.
On ne saurait dévoiler davantage la fin bouleversante de ce magnifique roman, chargée d’émotion universelle et pourtant étroitement corrélée à une langue littéraire infusée d’oralité et d’une hybridité presque incandescente : là où l’art de l’écriture atteint la limite de la gémellité, du passage entre les idiomes, réels ou imaginaires, historiques ou baignés dans une « langue de famille », comme on dit un « air de famille ». Une langue qui a été celle de beaucoup et pendant longtemps, et qui a été aussi celle des livres. Le texte que nous lisons en traduction résulte sans aucun doute de la tentative de reconnexion d’une écrivaine israélienne à la culture diasporique, fusion espérée mais barrée par l’Histoire et le génocide. À Vilna, qui est désormais Vilnius, les rues ont un autre nom et les pèlerinages juifs débouchent inévitablement sur les lieux d’exécutions massives de Ponar ; le yiddish n’est plus que rarement une langue « maternelle », mais plutôt un idiome étrangéisé, littérarisé, sacralisé, un « post-vernaculaire » selon la définition de Jeffrey Shandler.
Cependant, seule la littérature dans sa définition la plus haute pouvait aboutir à cette dernière phrase du roman, le dernier souffle de la mère dans sa maison de retraite, exemple d’une fusion imaginaire qui ne tient qu’au langage, et qui fait venir les larmes aux yeux : « Kum, Tzipèlè, elle me demande en yiddish, emmène mes ossements en terre d’Israël. Je veux reposer avec mes ancêtres. »