La maltraitance n’a pas d’âge

Victor Castanet avait, en 2022 dans Les fossoyeurs, énuméré les conséquences dramatiques de la course frénétique à la rentabilité maximale pour les vieillards relégués dans des EHPAD. Il souligne dès le début des Ogres : « Il m’est apparu que ces deux sujets – le grand âge et la petite enfance – se répondaient. Que ce qui valait pour l’un valait pour l’autre ».

Victor Castanet | Les ogres. Flammarion, 414 p., 22,90 €

Et pour cause. Quelques jours après la sortie des Fossoyeurs, il reçoit un mail dont le contenu souligne le lien entre ces deux univers : « À la lecture de votre livre, je trouve énormément de parallèles avec les crèches gérées par de grands groupes tels que People&Baby… 3 couches par jour… Des repas commandés en moins ». Très vite, souligne-t-il, ses investigations se sont concentrées sur cet acteur précis du royaume des crèches dont le nom résonnera lorsque, au mois de juin 2022, une fillette de onze mois, Lisa, est retrouvée morte à la suite d’un mauvais traitement dans une des crèches du groupe, très précisément après avoir « ingurgité un produit caustique donné par une employée People&Baby ».

Une mère de famille qui a confié sa fille à cette crèche, inquiète, lance un appel à témoins et reçoit sur son mail en moins de soixante-douze heures plus d’une centaine de signalements qui évoquent des mauvais traitements psychologiques et parfois physiques, qui vont de hurlements sur les victimes à des violences. Des auxiliaires, en soulevant le tee-shirt d’une petite fille brutalement secouée par la directrice, aperçoivent « des traces rouges et des griffures ». Plus loin, l’auteur cite « des signalements très inquiétants » dans une crèche People&Baby de Bagnolet : « des bébés avec des morsures sur le corps, un enfant qui a été blessé à l’œil. Un autre qui s’est ouvert le front après être tombé sur un coffre à jouets. Etc. ».

Pour conclure sur cette partie descriptive de l’ouvrage, on peut citer l’extrait d’une plainte déposée par la mère d’un bébé accueilli dans la crèche People&Baby du 16e arrondissement de Paris, alertée par une ancienne salariée : « des enfants laissés seuls sans surveillance avec des objets dangereux comme des ciseaux, nourris avec des yaourts périmés, dont on tire les oreilles, qu’on laisse pleurer pendant des heures, dont on moque le physique, à qui on ne donne pas à boire ». Ainsi, en octobre 2024, s’est ouvert à Lille le procès de l‘ex-directrice et d’une infirmière d’une crèche de People&Baby de Villeneuve-d’Ascq accusées de privation de nourriture, de punitions dans le noir et même de coups. La liste est loin d’être close, mais ces quelques citations suffisent à donner une idée de l’atmosphère dans laquelle baigne Les ogres

Victor Castanet, Les ogres
En suspens © Jean-Luc Bertini

Le détail, répété, de ces mauvais traitements, dont l’auteur s’attache surtout à débusquer les origines et les motivations, ne constitue qu’une partie relativement réduite du livre. Dès la page 97 de son ouvrage, Castanet insiste à nouveau sur la parenté, dans ce domaine, entre l’univers des EHPAD et celui des crèches. Cette parenté s’exprime en particulier dans le sigle TO, qu’il a, écrit-il, « un peu trop souvent entendu ces dernières années » lors de ses rencontre et de ses entretiens avec des acteurs, souvent démissionnaires, du système, et il explique : « Ce sont ces deux lettres qui obsédaient les directeurs d’EHPAD du groupe ORPEA au point de ne pas en dormir. C’est ce TO, pour « taux d’occupation », qui avait poussé certains à accueillir comme pensionnaires des profils psychiatriques non adaptés à des maisons de retraite. Le taux d’occupation est le point pivot qui détermine la rentabilité des  établissements de santé et qui, parfois, peut devenir l’axe principal, si ce n’est unique, de leur gestion. » Rentabilité… tel est le but premier à atteindre. Cette obsession a de fâcheuses conséquences : « Plusieurs professionnels de terrain relatent des conditions de travail difficiles, des ratios d’encadrement non respectés, une culture du profit au détriment de la qualité ».

Ils n’ont pourtant pas, a priori, de raison d’être très inquiets, tant les pouvoirs publics les soutiennent. Castanet rappelle ainsi : « L’État a mis en place en 2004 le crédit d’impôt famille (Cifam). En l’état actuel de la réglementation, il promet aux sociétés de déduire de leurs impôts 50 % du prix du berceau. Ce à quoi il faut ajouter 25 % de déduction de l’impôt sur les sociétés. Cette niche fiscale est, bien évidemment, le premier argument de vente développé par tous les vendeurs du secteur […] Grosso modo, lorsqu’une entreprise réserve un berceau à 10 000 euros par an, elle ne débourse que 2 500 euros […] Ce sont les finances publiques qui prennent en charge, via ces déductions fiscales, la plus grande partie de la dépense ».

Ce rappel prend tout son sens lorsque Victor Castanet évoque en détail le train de vie des dirigeants du groupe People&Baby, très attachés à la réduction maximale des dépenses dans les crèches de leur groupe : déplacement en hélicoptère, appartement à Bali et à Dubaï, investissements dans l’immobilier à l’étranger pour se constituer un patrimoine permettant d’affronter les redoutables difficultés de la vie quotidienne, etc.

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Victor Castanet insère comme sous-titre d’un sous-chapitre une phrase destinée à résumer l’essentiel de son contenu : « le low cost c’est un cercle vicieux sans fin ». Mais vicieux pour qui ? Pour ceux qui en subissent la mise en œuvre, sans aucun doute. Mais s’il est systématiquement mis en œuvre sous des justifications variées dans tous les secteurs de la vie économique et sociale, c’est bien parce qu’il répond à certaines exigences, formulées par les promoteurs du libéralisme économique. C’est ce que résume en quelques mots un responsable d’un groupe de crèches : « En supprimant trois postes vous réduisez instantanément la facture de 100 000 balles ». Certes, mais le dirigeant qui agit ainsi pour être concurrentiel supprime certains services indispensables au suivi des fragiles bébés. Vérité bien banale…

Les dégâts produits par la recherche obstinée du profit maximal ne concernent pas seulement les EHPAD et les crèches et ne découlent pas pour l’essentiel de l’avidité de tel ou tel groupe d‘individus. Ils touchent tous les secteurs de la vie économique et sociale. Un exemple bien connu : quatre-vingts pour cent des voitures françaises sont produites dans des pays étrangers où les salaires sont plus bas qu’en France et la protection sociale très inférieure à ce qu’elle est encore chez nous pour le moment. Ces dégâts prennent certes un relief particulier dans les crèches comme dans les EHPAD parce qu’ils touchent des secteurs de la population dépourvus – et pour cause – de toute possibilité de défense, donc particulièrement vulnérables. Mais ils sont une composante particulière d’une réalité économique et sociale générale.